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On parle beaucoup du silicium ou de l’Alusic, qui promettraient des montres légères et fiables. Dans la réalité, la plupart des montres de qualité sont toujours fabriquées en laiton, acier et maillechort.

D’autant plus que ces antiques alliages ne cessent de rajeunir, tout en conservant une continuité dans la tradition.

Les mouvements des premières montres du XVIIe siècle étaient fabriqués en laiton (alliage de cuivre et de zinc), comme tous les appareils scientifiques de l’époque. Au XIXe siècle, l’apparition de l’acier (fer et carbone) a permis de concevoir des mouvements plus solides et plus efficaces. Aujourd’hui encore, les horlogers savent que le couple pignon d’acier / roue de laiton offre le meilleur coefficient de frottement. En fait, ces deux alliages restent indispensables dans la fabrication d’un mouvement horloger. 
Boîtes et cadrans peuvent être élaborés avec une infinité de matériaux, de l’or au platine en passant par le fer prélevé sur l’épave du Titanic, le granit, la météorite ou l’aile de papillon. Mais un mouvement, composé de 200 à 500 pièces différentes, soumis à quantité de contraintes mécaniques et d’usinage, reste le plus souvent fabriqué en laiton et en acier. «On a aussi fait des mouvements en or, rappelle un vieil horloger de la vallée de Joux. Mais une roue en or use un pignon en acier… Le couple acier-laiton reste bien meilleur.» L’or, relativement mou, retient en effet des micropoussières qui le transforment progressivement en râpe.

Il existe aujourd’hui au moins 3000 aciers différents et presque autant de laitons, sans parler des maillechorts (alliage de cuivre, nickel et zinc, inventé par les Français Maillet et Chorier en 1819), des invars (fer et nickel, élaborés par le Suisse Guillaume, prix Nobel en 1920) et des bronzes (cuivre et étain). 
«Est-ce que, dans 100 ans, on saura réparer un mouvement en Truconium? demande malicieusement l’horloger de la Vallée. Un mouvement en laiton vieux de 200 ans fonctionne encore, et on sait toujours l’entretenir et le réparer.»

Matériaux exotiques

Avec le nouveau siècle, les labos ont vu apparaître des matériaux beaucoup plus exotiques. En premier lieu le silicium monocristallin, très prometteur pour la microtechnique et l’horlogerie mécanique, parce qu’il est léger, élastique, amagnétique et n’a pas besoin d’être lubrifié. Et il permet, par des méthodes fondées sur le masquage photolithographique, de réaliser des formes impossibles à usiner autrement. 

Plusieurs marques, notamment Ulysse Nardin et Patek Philippe, fabriquent actuellement quelques rares mouvements comportant des pièces en silicium. Voulant réaliser la montre la plus légère du monde, Richard Mille fait appel à l’Alusic pour le boîtier, un alliage d’aluminium et de carbure de silicium utilisé par l’industrie spatiale et aéronautique. Le mouvement est quant à lui usiné en AG5, alliage d’aluminium et de lithium (avec des traces de titane, zirconium, zinc et manganèse!) utilisé dans la fabrication des satellites. Avec sa RM 09, qui ne pèse que 30 grammes, Richard Mille veut «prouver que le poids d’une montre peut être inversement proportionnel à sa valeur». Autrement dit, démontrer aux clients exigeants que la lourde montre en or est passée de mode. 
D’autres marques misent également sur la légèreté. Ainsi Zenith a déniché un alliage de titane, niobium et aluminium et l’a baptisé Zenithium, pour fabriquer un mouvement à la fois léger et résistant, «pratiquement incassable». Hublot, qui avait déjà ébranlé la planète horlogère vers 1980 en montant des bracelets en caoutchouc sur des boîtiers en or massif, a décliné sa célèbre Big Bang en une Mag Bang dans un boîtier fait d’un alliage d’aluminium et de magnésium (évidemment nommé Hublonium), renfermant un mouvement conçu en titane. Et la plupart des grands groupes horlogers s’activent à trouver un alliage maison, plus rare, plus précieux, plus léger ou plus facile à travailler que le laiton et l’acier.

Sauver le plus possible
Cette évolution, née de la curiosité des hommes autant que des impératifs du marketing, effraie nombre d’horlogers traditionnels. Ils rappellent joliment : «Un garde-temps est gardé longtemps.» Message claironné depuis dix ans par les publicités de Patek Philippe: «Jamais vous ne posséderez complètement une Patek Philippe. Vous en serez juste le gardien pour les générations futures.» 

L’un des restaurateurs du Musée international de l’horlogerie (MIH) de La Chaux-de-Fonds, Daniel Curtit, confirme: «Les montres et les pendules que je restaure ont presque toutes des mouvements en laiton. On sait les entretenir et les réparer sans problème.» 
Daniel Curtit montre une roue d’une vieille pendule: une dent cassée a été remplacée par une prothèse de laiton, assez grossièrement soudée. «Ce n’est pas du très beau travail, mais ça fonctionne.» La dent rapportée a été taillée dans un laiton moderne, plutôt rose, alors que la roue est en laiton du XVIIIe siècle, de nuance plutôt jaune-vert. La devise de la corporation des horlogers-restaurateurs, «sauver le plus possible», persuade Curtit de retirer la dent moderne et de la remplacer par une dent finement taillée dans du laiton ancien. Il ouvre un tiroir, en retire une pièce verdissante du XVIIIe : «Pas de problème, j’ai des réserves de vieux laitons.» 
Il n’est évidemment pas certain que dans 50 ou 100 ans les horlogers auront des réserves d’Alusic ou de Hublonium dans un tiroir de leur établi. Et comme ces matériaux sont très difficiles à usiner (certaines opérations doivent être réalisées sous vide), il n’est pas sûr que les horlogers de demain pourront tailler une simple dent prothèse; et pourront-ils la souder ou la river ? «C’est très bien d’essayer de nouveaux matériaux», conclut Ludwig Oechslin, le conservateur du MIH, créateur de la Freak d’Ulysse Nardin, comportant de nombreuses pièces en silicium. Le pionnier de l’utilisation de ce matériau moderne avoue aussi : «Mais aujourd’hui, les alliages traditionnels ont énormément évolué.»

Il suffit de feuilleter le catalogue d’un marchand d’aciers ou d’alliages cuivreux pour s’en persuader. Celui de Boillat à Reconvilier par exemple, fournisseur des horlogers suisses depuis 1855. (Désormais, «La Boillat» comme on l’appelle dans la région, est intégrée au groupe Swissmetal, qui est d’ailleurs en train de démanteler l’outil de production jurassien, au terme de l’un des plus durs conflits sociaux que la Suisse ait connu). 
En 2007, l’entreprise proposait près de 40 alliages à base de cuivre, en précisant leurs qualités spécifiques, exemple: «Boillat 59B, CuZn39Pb3, fabrication de pièces à parois minces type barillet ou balancier.» 
Comme les horlogers, les gros producteurs et les artisans ont tous leur laiton favori pour usiner telle ou telle pièce, Boillat fabrique en fait une centaine d’alliages différents, dont certains discrètement développés et réservés pour une seule marque. La référence la plus courante est le Boillat 58A, mais certains préfèrent le 58S, qui contient, en plus du cuivre et du nickel, d’infimes quantités d’aluminium, de silicium et de plomb. «Ce qui a changé dans notre métier, c’est que, depuis trente ans, on maîtrise les impuretés», explique Jean-Pierre Tardent, métallurgiste de l’Ecole polytechnique de Lausanne, devenu chef de la recherche à l’usine Boillat de Reconvilier. Il est désormais possible de réaliser des alliages selon une composition très précise, adaptée à chaque cas. Là aussi, la qualité et la précision suisses font merveille : «Les décolleteurs estiment que les alliages cuivreux de Boillat sont les meilleurs du monde, estime Tardent, sans vaine modestie. L’entreprise a été fondée par des horlogers, et nous conservons l’horlogerie dans nos gènes. 
On dit parfois que la Boillat est à la métallurgie des alliages ce que Rolex ou Audemars Piguet sont à l’horlogerie.»

Règlements sanitaires
Mais Swissmetal ne fournit pas uniquement les horlogers. D’autres marchés se sont ouverts, notamment celui des connecteurs pour l’industrie électronique. Et ces nouveaux clients ont des exigences nouvelles. Ainsi la connectique a incité Swissmetal à développer un nouvel alliage solide et élastique, le NP6, contenant du cuivre, du nickel, de l’étain et du plomb. Au même moment, l’horlogerie était confrontée à un problème: dans de nombreux pays, les règlements sanitaires réprouvent l’utilisation du cuivre au béryllium (CuBe, utilisé pour certaines pièces devant être très résistantes) parce que les vapeurs et les poussières de béryllium peuvent être cancérigènes. 

Swissmetal leur a donc signalé que son nouvel alliage NP6 pouvait remplacer le CuBe, et un nombre croissant d’horlogers a franchi le pas.

Nuances d’aciers
Même histoire avec l’acier, cet alliage du XIXe siècle qui sert aussi bien à construire des ponts d’autoroute que des ponts d’horlogerie. Chacune de ses utilisations a évolué, poussant les aciéristes à créer des alliages de plus en plus spécialisés. Aujourd’hui, il en existe au moins 3000, servant aussi bien à fabriquer des vilebrequins d’auto que des boîtes de conserve. Certains sont même secrets et spécialement surveillés, comme les aciers maraging utilisés pour construire les centrifugeuses enrichissant l’uranium. 

Les horlogers peuvent choisir la nuance d’acier la mieux adaptée aux pièces de leurs collections, ou à tel type d’usinage. Ce qui explique ces étranges dialogues parfois entendus dans les bistros de l’Arc jurassien: «J’ai essayé le Durnico, c’est pas mal. Non, moi, je reste fidèle à l’AP20.» Ces deux aciers, l’un ultramoderne, l’autre classique, donnent lieu à de nouvelles discussions dans les ateliers, entre progressistes et conservateurs, entre générations. Le tout brochant sur un vieux débat, entre les tenants des aciers traditionnels et ceux qui préfèrent les aciers inoxydables.

Retour dans l’atelier de la vallée de Joux. Le vieil horloger reçoit la visite d’un jeune artisan. «J’utilise surtout de l’inox», dit le jeune. «Moi pas, répond le vieux. Il est difficile d’obtenir un beau poli noir avec l’inox.» (Le poli noir ou poli bloqué est ce polissage parfait qui signale les plus beaux mouvements, et évite la corrosion de l’acier non inoxydable.) 
On imagine mieux les querelles, aimables mais parfois passionnées, sur l’utilisation du silicium ou de l’Hublonium. Elles signifient, essentiellement, que l’horlogerie authentique alliant tradition et innovation reste formidablement vivante.

(WA n°4) Par Francis Gradoux