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C’est Genève qui doit être considérée comme la ville où naquit l’industrie de la montre en Suisse bien que quelques localités de la Suisse alémanique aient pu confectionner de ces objets à peu près à la même époque: Zoug et Baden en Argovie. Mais ces dernières localités n’eurent qu’un développement restreint quoique intéressant.

Atelier des cabinotiers

Il n’est pas possible de spécifier exactement en quelle année Genève confectionna ses premières montres. Ce sont peut-être des artisans genevois faisant leur tour de France qui apportèrent dans leur ville cet art nouveau. Genève trouve un terrain tout préparé dans l’industrie des orfèvres qui s’étaient déjà fait connaître à l’étranger même, par des travaux très délicats.

La plus ancienne montre connue, signée d’un nom genevois, porte le nom de Duboule, bien autochtone, vers le milieu du XVIe siècle. Ces objets alors ne marchaient que 15 à 16 heures et il fallait donc les remonter deux fois par jour. Pourtant les progrès de cette branche d’industrie furent rapides et l’on trouve de nombreuses montres genevoises, datant du XVIIe siècle et ayant les caractéristiques de celles qui furent confectionnées alors en Italie, en France, en Allemagne, etc.
Durant ce même XVIIe siècle, l’horlogerie genevoise se développa rapidement, mais avec des à-coups provenant souvent des troubles politiques, et pendant longtemps, la cité de Genève resta le seul centre horloger très important en Suisse produisant la montre.

Cadeaux princiers depuis des siècles
1) Ancienne montre à deux cadrans, l’un indiquant l’heure, l’autre la date 2) Une des premières montres de qualité genevoise (1826) 3) Montre faite pour le roi de Serbie Pierre Ier 4) Montre extra-plate, avec peinture émail, vendue en 1914 au Duc de Valençay 5) Montre commandée par le maharadja de Pateala (Modèles de Vacheron & Constantin)

Déjà, vers 1600, les artisans de Genève travaillant la montre étaient suffisamment nombreux pour s’organiser en une corporation, ce qui exigea de ceux qui en furent reçus des travaux de maîtrise dont certains, de valeur, ont été conservés. Ce sont surtout des montres-réveil ou à quantième; leur réglage était naturellement encore assez rudimentaire. Certaines de ces montres pouvaient être appelées «astronomiques », donnant par exemple les lunaisons, le calendrier solaire, les jours de la semaine et l’ordre de l’apparition des planètes dans le ciel. Elles furent aussi à réveil, à sonnerie.

Tel était, vers 1850, l’aspect du Grand-Quai où était déjà installée la fameuse Manufacture d’horlogerie Patek Philippe, fondée en 1839.

En même temps se manifestaient les artisans du décor de la montre. Les graveurs avaient longtemps travaillé sous les ordres des horlogers et des orfèvres; mais, en 1716, on les obligea à se grouper en une corporation dont les fonctions furent fixées d’une manière plus stricte.

Les fondateurs: comte Antoine de Patek, peintre et industriel, et Adrien Philippe, horloger de grande renommée. 3 Adrien Philippe fut l’inventeur de la montre sans clé, brevetée en 1844, ainsi que de beaucoup d’autres nouveautés techniques. On lui doit notamment un balancier compensateur, divers modèles de raquettes, la tige brisée pour faciliter la mise en boîte, des mouvements avec mise à l’heure à tirage, la montre à seconde indépendante avec deux barillets se remontant d’un seul côté, enfin le ressort libre.
4) Montre-bracelet platine, répétition minutes (réf. 2524/1). 5) Créations 1958: Montres joaillerie, or blanc et diamants (réf. 3215/41 et 3086/30).

Le guilloché, pourtant déjà connu, ne fut appliqué au décor des boîtes que vers 1770; puis, à la fin du siècle, il était répandu dans toute la région horlogère. On sait qu’il permet de tracer mécaniquement des ornements en creux et de former des courbes géométriques entrelacées. Plus tard, il fut complété par le tour à réduire.

En général, pour ce qui est de l’ornementation c’était le graveur-décorateur qui concevait la pièce et la préparait pour l’émailleur, le peintre sur émaux, le sertisseur, etc. La gravure s’effectuait au burin, au poinçon, à la molette, à l’eau-forte. Certains graveurs confectionnaient les coqs de montres et les barettes; la plupart avaient plusieurs spécialités, exécutant, par exemple aussi des aiguilles de montre. En même temps, le décor de ces objets se manifeste par l’originalité de la présentation. C’est l’époque où l’on imagina, à Genève en particulier, des montres en forme d’animaux, de fleurs ou même de tête de mort, les dernières existant ailleurs aussi.
Très tôt, on pensa décorer certaines d’entre elles avec des émaux et, à la fin du XVIIe siècle, les frères Huaut, venus de France, s’installèrent à Genève et produisirent des œuvres qui sont aujourd’hui recherchées par les grands collectionneurs. 

Vers la fin du XVIIIe siècle, comme cela fut alors le cas à Paris, à la peinture s’ajouta l’émail transparent sur flinqué, c’est-à-dire sur le métal préalablement guilloché. On y ajouta les paillons, petits fragments de métal brillants qui étaient enrobés sur certaines parties de la plaque émaillée. On reproduisait des tableaux de maîtres, mais aussi la fleur sous toutes ses formes. La mythologie et l’histoire furent également mises à contribution pendant toute la période dite classique.

Après 1760 apparut une technique nouvelle (ou renouvelée) qui dès lors fut appliquée sans cesse: l’émail dit «de Genève». C’est une «ouverte» sous fondant: couche incolore, polie à la machine et qui sert de glaçure protectrice. Grâce à elle, on put supprimer presque toujours le boîtier extérieur.

Les montres genevoises décorées d’émaux furent extrêmement nombreuses, mais il en est très peu qui soient signées. Indiquons comme exceptions celles de Soiron, de Jean-Louis Richter, de J.-F. Dumont. Au XIXe siècle, dans les périodes qui suivirent, les peintures sont beaucoup plus faciles à identifier. La suprématie des Genevois dans le domaine des émaux transparents et de la peinture sur émail sous fondant était à un tel point reconnue que de nombreuses pièces, portant même des poinçons d’Etats étrangers, étaient cependant décorées à Genève. On était revenu en même temps à la fantaisie extrême qui s’était développée à l’époque de la Renaissance. C’est ainsi que l’on imagina les montres avec des jaquemarts frappant les heures ou ayant l’air d’accomplir cette besogne, puis comportant divers automates: rémouleur, fileuse, amour-forgeron, etc. Certaines sont présentées en un véritable décor de théâtre.

En 1755, Jean-Marc Vacheron, historien et savant qui dut faire des montres dès son enfance, ouvrit boutique et prit des apprentis à l’âge de 24 ans. Ainsi naquit une dynastie de maîtres horlogers qui vendirent leurs chef d’œuvres aux cours des souverains du monde entier. C’est cette manufacture qui réalisa la première la mécanisation dans la fabrication des montres, ayant eu comme chef technique le fameux inventeur Georges-Auguste Leschot, le père de l’industrie horlogère moderne.
En 1875, Vacheron & Constantin, firme qui aujourd’hui existe depuis plus de deux siècles, s’installa dans ce bâtiment au quai des Moulins au cœur de la ville de Genève.

L’horloger de cette époque-là possédait relativement peu d’outils: c’étaient la machine à tailler les roues et les pignons, l’outil à refendre et une machine spéciale pour le taillage des fusées. Le grand défaut des montres, encore au début du XIXe siècle, restait l’imperfection des dentures. Genève subit ces servitudes comme tous les autres centres horlogers.

Montre-bracelet pour homme, étanche, seconde au centre, mouvement plat, calibre 9″ 1002, Ø33 mm

Cette ville continuait à dominer au point de vue artistique. Mais ce caractère n’aurait pas suffi à donner à la montre de Genève la réputation qu’elle acquit généralement.

Parmi les nombreuses générations d’horlogers qui se succédèrent à Genève au XVIIIe siècle, peu d’hommes y acquirent une célébrité mondiale, bien que nombre d’entre eux fussent des artisans de grand mérite. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il n’existait pas sur place de stimulant poussant à des révolutions techniques et à de très rapides progrès; car il faut reconnaître que ces progrès dans la mesure du temps eurent souvent comme cause le développement de la marine et le voisinage des observatoires astronomiques.

Nous pensons cependant à divers horlogers genevois partis pour l’étranger et parmi eux plusieurs membres de la famille Romilly, qui furent des artisans de talent, dont l’un, Jean Romilly, né en 1714, fit son chemin à Paris. Il inventa plusieurs échappements nouveaux que l’on reconnaît aujourd’hui parmi les meilleurs. C’est à un autre horloger genevois, Jean-Moïse Pouzait (1743–1793) que l’on doit l’invention de la montre «à secondes mortes indépendantes » qui précéda le chronographe. Il imagina de même, vers 1786, un échappement à ancre dont le grand mérite, est aujourd’hui reconnu.

Pourtant, au début du XIXe siècle, l’horlogerie genevoise se laisse peu à peu dépasser au point de vue technique, en particulier par les Neuchâtelois des montagnes. Ceux-ci attachèrent dès cette époque la plus grande importance au parfait fonctionnement du mouvement de la montre, s’occupant moins de son extérieur, un moment jugé comme secondaire. Genève, par contre, conserva de beaucoup le premier rang au point de vue esthétique où elle trouva cependant en dehors de Suisse de sérieux concurrents. Ce n’est que plus tard, vers 1840, qu’elle donna de nouveau la première place à la construction du mouvement, sachant développer une montre harmonieuse dont la double richesse (celle du mécanisme et celle du boîtier) se révéla en plusieurs expositions, en particulier dans celle d’importance mondiale de Londres en 1851.

C’est ainsi que se développa ce que l’on a appelé «la montre de Genève» dont la réputation s’est maintenue en s’accentuant depuis lors et a été soulignée par l’Exposition nationale de 1896, puis par toutes celles qui suivirent.

Diverses causes contribuèrent à parfaire son excellence. Certaines étaient assez lointaines: C’était la participation, depuis très longtemps de plusieurs savants aux progrès de l’industrie de la montre qui se manifesta en particulier par l’action de la Société des Arts, où l’on vit des érudits illustres, tel H.-B. de Saussure (pour ne citer qu’un seul nom) qui suivirent tous les progrès de l’horlogerie et ne craignirent point de s’y intéresser directement. Des cours de physique donnés par un A. Pictet ou un de la Rive furent suivis, non seulement par des jeunes gens, mais aussi par des horlogers déjà connus et chevronnés.

Ce fut ensuite la création de l’Observatoire dont les travaux de tout genre contribuèrent à la mesure du temps plus précise, puis peu à peu au contrôle des montres et des horloges. Des hommes éminents se succédèrent à la tête de cet établissement.

L’enseignement contribua aussi à l’essor de l’industrie horlogère. Une école de finissage précéda l’Ecole d’horlogerie. C’est en 1842 que le Conseil administratif de la ville prit à charge l’administration et la direction de cette école qui devint rapidement réputée.

L’Ecole d’horlogerie de Genève a été fondée par la Société des Arts de Genève. Celle-ci, au dernier quart du XVIIIe siècle, organisa des cours théoriques pour horlogers qui furent malheureusement trop souvent interrompus par les troubles politiques de cette époque. Une école «blanc» (mouvements bruts) fut ouverte le 1er juin 1824 a laquelle, deux ans plus tard, une école de finissage fut associée. L’ouverture d’une classe de repassage et d’une classe de cadratures suivirent en 1842. Au début de l’année 1843, l’Ecole d’horlogerie de Genève passa à l’administration de l’Etat qui, quelques mois plus tard, y institua une section pour jeunes filles. Constamment en rapport avec les fabriques et soumis au développement rapide de cette industrie, le plan d’enseignement de cette école est évidemment continuellement sujet à des changements profonds.

Citons encore le Musée d’horlogerie, depuis longtemps développé, et que le regretté Eugène Jaquet, avait su mettre en lumière; il fait le plus grand honneur à cette belle industrie de la ville.

Parmi les manifestations qui font connaître cette cité, mentionnons celle de «Montres et Bijoux», qui présente annuellement en une exposition les dernières créations de l’horlogerie et de la bijouterie genevoises, s’associant du reste les premières marques suisses. Elle prouve la vitalité de la ville de Genève tant au point de vue de la perfection que de la beauté de ses produits.

Le Cabinotier

«Cabinotier» est un nom qui ne se trouve dans aucun dictionnaire et que vraisemblablement les anciens maîtres horlogers de Genève se donnèrent eux-mêmes puisque aussi bien il détermine un type d’horlogers inconnu ailleurs, un mélange étrange d’artisan, d’érudit, d’artiste, de bohème ☆ «Un horloger de Paris, disait Jean-Jacques Rousseau, ne sait parler de rien d’autre que de montres, un horloger de Genève parlera à son aise de toutes choses dans tous les milieux où il est introduit» ☆ Ils furent souvent des croyants passionnés et ce n’est pas le détail le moins singulier que l’on peut signaler à leur propos, car généralement les spéculations de la science laissent peu de place dans l’esprit pour le développement de l’âme religieuse. Ils furent aussi d’ardents patriotes. «Ils n’en est pas un, rapporte un auteur, qui n’aurait pu récrire la Constitution de la République.»
V&C

Alfred Chapuis
Article paru dans la revue “La montre suisse” de Août 1958