Hans Wilsdorf, l’horloge et l’église anglaise de Genève.
Le culte du secret légendaire de Rolex, ainsi que sa participation mystérieuse à l’entretien d’une horloge ancienne, apportent un éclairage nouveau sur Hans Eberhard Wilhelm Wilsdorf (1881-1960), fondateur énigmatique de l’entreprise. Alors qu’on le présente généralement comme l’un des plus grands citoyens de Genève, en tant que philanthrope et père génial de la fameuse montre automatique étanche, rares et contradictoires sont les informations sur sa vie privée. Le personnage luimême demeure insaisissable.
L’horloge ancienne donne sur la rue du Mont Blanc, au centre de Genève. Elle orne la tour de l’église anglaise, un monument classé, représentatif de l’époque victorienne et construit en 1953. C’est un bel exemple des horloges de tour produites à Morez dans le Jura français, de l’autre côté de la frontière, face à Saint-Cergue. Ce fut jadis, dans la dernière moitié du XIXe siècle, un centre horloger où l’on construisait des horloges publiques; celles-ci, emblématiques de la fierté civique, étaient faites pour durer des siècles. L’entreprise Bailly-Comte qui fabriqua l’horloge de l’église anglaise en 1866 fut l’un des principaux fournisseurs de ces robustes horloges de clocher en Suisse et dans l’Est de la France. La Suisse avait alors largement abandonné ce type de production pour se concentrer sur les montres.
L’envoyé de Rolex.
Dépourvue de cloche, l’horloge passe largement inaperçue du public et même de la plupart des membres de la congrégation. Les autorités ecclésiastiques n’en savaient pas beaucoup plus à son sujet. Il n’en reste pas moins qu’aucune horloge ne peut fonctionner 147 ans sans être remontée, réglée et entretenue. La secrétaire de l’église se souvient finalement d’une information vitale: «Un envoyé de Rolex vient remonter l’horloge tous les mercredis matins.»
L’envoyé de Rolex, Antonio Garcia, employé du département des Services Généraux chargé de la mission, nous révèle pour sa part que le service est gratuit, exclusivement réservé à l’église anglaise et en vigueur depuis bien longtemps. Il ne sait pas pourquoi, ne connaît même rien aux horloges; il a simplement reçu l’ordre de remonter, régler et huiler celle-ci. Bien sûr, il serait sans doute vain d’interroger la division Communication & Image de Rolex et de lui poser une question aussi futile que : «Pourquoi Rolex s’occupe-t-elle de l’horloge de l’église anglaise et depuis quand?» sans avoir au moins tenté préalablement d’y répondre. Dans les archives de l’église, on apprend que le paiement du service de remontage a été interrompu en 1940. Il est donc probable que Rolex assure le remontage depuis lors, soit depuis plus de 70 ans – la durée d’une vie humaine et la moitié de celle de l’horloge. A cette époque, le bienfaiteur ne pouvait être que Hans Wilsdorf en personne.
Mais pourquoi, au plus fort d’une guerre contre sa terre natale, cet entrepreneur d’origine bavaroise installé à Genève aurait-il décidé de s’occuper d’une horloge ancienne française dans une église anglaise? «Nous sommes au regret de vous informer que nous ne donnons pas d’information sur des sujets familiaux ou privés»: telle fut la réponse de Rolex. Il aurait été également futile de rétorquer qu’il ne pouvait s’agir d’un sujet familial, les Wilsdorfs étant morts sans enfants il y a plus d’un demi-siècle. Pas plus qu’il n’eût été utile de demander en quoi cela pouvait être un sujet privé, puisque l’horloge est la propriété de l’église, et de non de Rolex.
Fort heureusement, l’organisation propriétaire de Rolex, la Fondation Wilsdorf – elle-même longtemps
réputée secrète – s’est récemment risquée à une politique de communication plus ouverte. Elle nous apprend donc que le remontage de l’horloge ne figurait pas au nombre des multiples actions bénévoles menées par la Fondation et qu’il devait être à la charge de Rolex. «Je me renseigne et vous tiens au courant», propose spontanément l’aimable secrétaire.
En temps voulu, la Fondation nous confirme que Hans Wilsdorf avait effectivement décrété que l’horloge devait être maintenue en bon état de marche. Comme nous l’explique la secrétaire, Monsieur Wilsdorf a été membre de l’église anglaise de Genève et «c’est pour respecter ses souhaits personnels que l’horloge est entretenue par Rolex». «Pour combien de temps?» «A jamais, je suppose.»
L’industriel anglais qui fonda Rolex. Une biographie officielle publiée par Rolex résume la vie de son fondateur en quatre lignes: né en Bavière en 1881, il s’engagea rapidement dans le monde horloger suisse, commença à vendre des montres depuis Londres en 1905 et inventa le nom de Rolex en 1908. La suite chante les louanges de l’entreprise qu’il fonda et des montres qu’elle produit.
Ce que Hans Eberhard Wilhelm Wilsdorf a dit – ou omis de dire – à son propre sujet est plus révélateur. En 1946, il publie une note autobiographique dans un livre sur l’entreprise titré Vade Mecum. Elle commence par ces mots: «Je suis né le 22 mars 1881 de parents protestants, deuxième fils d’une famille de trois enfants. J’ai perdu ma mère très tôt, mon père peu après et, à l’âge de douze ans, je me suis retrouvé orphelin.»
Si Hans Wilsdorf révèle son passé religieux et quelques détails sur sa famille, il ne dit jamais où il était né et avait grandi. En fait, il naît de parents bourgeois en Bavière catholique romaine, dans la ville de Kulmbach, aujourd’hui connue pour ses bières, son Bratwurst et son château. Ses oncles l’envoient en pension dans une école réputée, où il acquiert la maîtrise de plusieurs langues. Après avoir travaillé en Suisse pour un exportateur de montres et fait son service militaire en Allemagne, il émigre à Londres en 1903. En 1905, il crée sa première entreprise, Wilsdorf & Davis, avec le soutien financier d’Alfred James Davis dont on ne connaît presque rien. Il est souvent fait mention de celui-ci en tant qu’époux de sa soeur cadette, Ana, mais il disparaît ensuite de l’histoire de Rolex. Wilsdorf & Davis importe des mouvements de montres fabriqués à Bienne et exporte des montres terminées dans tout l’Empire britannique.
Le 13 avril 1911, en l’église Saint Paul de Penge, au sud de Londres, Hans Wilsdorf épouse Florence Frances May Crotty, une secrétaire anglaise de 29 ans, avant de devenir citoyen britannique. May Wilsdorf meurt sans enfant à Genève le 26 avril 1944 et ses funérailles ont lieu à l’église anglaise. Peu après, son époux transfère la propriété de l’entreprise Rolex à la Fondation qui porte son nom.
La Première Guerre mondiale met à rude épreuve son sens des loyautés. Son frère aîné Karl, officier dans un régiment de sapeurs bavarois (1), se bat pour la partie adverse sur le front ouest. Le sentiment antiallemand généralisé, ainsi que les droits de douane très lourds en temps de guerre, obligent Wilsdorf et Davis à opérer depuis leurs bureaux à Bienne. En 1919, Hans Wilsdorf s’installe à Genève où il fonde l’entreprise Rolex SA.
Un marché captif .
Durant la Seconde Guerre mondiale, alors que son pays d’adoption est à nouveau en guerre contre sa terre natale, Hans Wilsdorf affirme discrètement ses sympathies par son geste en faveur de l’église anglaise. En outre, il renonce à la production d’une ligne de montres de luxe «Hans Wilsdorf», à la consonance trop germanique. Vers 1943, au moment où le cours de la guerre commence à tourner, il peut montrer son allégeance de manière plus manifeste en élaborant un remarquable plan marketing qui offre la parfaite illustration de sa capacité à associer les bonnes actions et les affaires. Au plus fort de la guerre, alors que l’Axe a coupé les horlogers suisses de leurs principaux marchés, l’homme trouve à sa porte un marché littéralement captif – les dizaines de milliers de prisonniers de guerre alliés dans les camps allemands de l’autre côté de la frontière. Depuis la Suisse neutre, Hans Wilsdorf mise donc sur une victoire des Alliés et fait une offre étonnante aux officiers anglais. Les considérant avec confiance comme des hommes d’honneur qui n’ont qu’une parole, il leur envoie des montres Rolex avec une facture gratuite accompagnée de ce message personnel: «Ne songez même pas à régler cette facture pendant la guerre.» L’offre est irrésistible. Non seulement elle remonte le moral des bénéficiaires, mais elle facilite également les évasions. Certaines sources rapportent que, du seul camp Oflag VII B POW en Bavière, plus de 3000 officiers britanniques commandèrent des montres. On ne répertorie aucune proposition de ce genre faite aux officiers allemands retenus dans les camps alliés.
L’efficacité du silence.
La stratégie de communication de Rolex, bien connue, qui consiste à ne rien dire ou le moins possible, lui garantit le statut de la marque horlogère la mieux connue et la plus réputée de la planète. Cette histoire en est une nouvelle preuve, puisque l’action purement bénévole de Rolex en faveur de l’église anglaise, menée en toute discrétion et sans intérêt commercial, ne serait pas connue sans un refus catégorique de confirmer ou démentir tout lien avec l’horloge.
Quant à Hans Wilsdorf, il est probable qu’il se considérait Anglais et qu’il ait conservé sa citoyenneté britannique mais, comme par hasard, rien n’en transpire. Genève l’a adopté et la Suisse l’a revendiqué. Son empire est le plus important employeur du canton de Genève et sa marque, imaginée en 1908 au sommet d’un bus hippomobile sur Cheapside à Londres, fait la fierté de la Suisse.
Toujours est-il qu’un envoyé de Rolex gravit chaque semaine les 38 marches étroites qui mènent au sommet de la tour de l’église anglaise pour remonter et régler l’horloge. Ses prédécesseurs l’ont fait au moins 3500 fois avant lui. Tel était le souhait du vrai Monsieur Wilsdorf.
(WA n°16) Par Alan Downing