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Parler de la femme horlogère d’autrefois, c’est la faire revivre dans ce que fut son milieu, sa vie de famille, ses travaux, son horizon, ses mérites. Epouse et mère, elle travaillait à côté du mari, entre fils et filles, dans l’atelier domestique qui servait aussi de chambre de ménage. On aurait pu les voir, coudes sur l’établi têtes penchées sur l’ouvrage en cours, le microscope à l’œil, chacun limant, tournant, ajustant, dans une atmosphère de babillage et de cris d’enfants vautrés sur le plancher de la chambre.

Evoquant nos souvenirs, nous nous rappelons cette chambre : établis fixés devant les fenêtres aux rideaux de toile blanche qui abritent ces artisans du soleil au cours des belles journées. Outils, fournitures et cartons de montres sont disposés sur le plateau au-dessus duquel les têtes se penchent. Les bruits de la rue pénètrent dans ce réduit, accompagnés d’une odeur venant de la cuisine. Le soir, l’hiver surtout, lampes à pétrole allumées, chacun reprend sa place : les veillées sont longues. Dans le bruissement léger des outils, on cause en continuant son ouvrage puis on entonne un ou deux airs suivis plus tard d’une lecture faite à haute voix. D’autres fois, on conte quelques histoires ou une farce amusante faite à l’adresse d’un voisin. Bref, la vie de famille se poursuit à l’établi autant qu’ailleurs.

Il faut relever qu’à cette époque tout manquait parmi les choses que la vie moderne nous offre : radio, sports, revues illustrées, journaux quotidiens à large information. Les appartements, fort modestes de ce temps-là, manquaient du confort qu’on connaît aujourd’hui : salle de bains, gaz, électricité, eau sur l’évier. Pour avoir de l’eau, il fallait aller à la fontaine du coin de la rue ou l’extraire d’une citerne ou d’un puits. La bicyclette et l’automobile étaient à peine à leur naissance. Les premiers modèles de celle-ci, dans un bruit de ferraille soulevaient, en passant, des nuages de poussière. Les sociétés locales étaient rares et l’on ne songeait pas encore à organiser les professions. Ce travail en chambre, source de gains nécessaires à l’existence, se poursuivait durant de longues heures chaque jour, le samedi après-midi, le dimanche quelquefois, Mais, de temps en temps, les hommes, pris soudain d’un désir de liberté et de divertissement, abandonnaient la place pour se rendre au cabaret, retrouver leurs pareils, parlaient politique en s’échauffant au rythme de l’absorption des boissons capiteuses. Ils allaient aussi jouer aux quilles. Nombreux étaient alors, aux abords des agglomérations villageoises ou citadines, les petits restaurants possédant un jeu-de-boules. On en profitait au détriment du revenu familial.

Mais c’est particulièrement de la femme qu’il s’agit ici. La ménagère, l’âme du foyer, horlogère aussi, devait être diligente, économe et active pour accomplir ses tâches multiples et élever ses enfants. Son existence était souvent dure et ses distractions rares : les grandes familles étaient alors nombreuses. Son labeur augmentait quand le mari, dans ses escapades, s’oubliait au café. La femme cherchait à doubler ses heures de travail comme horlogère pour compenser, dans une certaine mesure, la part du salaire perdu. Ne généralisons pas. Nous savons, cependant, que ces exemples-là étaient parfois fréquents.

Parmi les divers métiers réservés de préférence à la femme, citons :
Le réglage. Appuyée sur l’établi, la régleuse ne remuait guère que les doigts, manipulant délicatement balanciers et spiraux nécessaires au réglage de la montre. Appliquée à sa besogne fragile, elle voyait son enfant venir s’appuyer contre ses genoux pour avoir un sourire ou une caresse de la mère. Celle-ci, bientôt, trouvait un jouet à lui donner pour être tranquille, exigence du métier. Elle songeait à la livraison de son travail, à l’argent qu’elle allait toucher, apport indispensable pour avoir de quoi nourrir toute la maisonnée.

Atelier de réglage chez Juvenia

Le sertissage, plus spectaculaire car tout ce qui tourne attire l’attention. Les enfants aimaient voir travailler la mère (opération à peu près semblable chez la « débriseuse » : (polisseuse de vis en acier). La grande roue, sous l’établi, communiquant le mouvement au burin-fixe ou à la meule de bois, actionnée par la pédale et le pied de la femme dont on ne voyait que le bout de la chaussure dépassant la longue robe, donnait à la scène une allure, attractive et monotone en même temps, à laquelle s’alliait le bruit du burin attaquant le métal ou celui du frottement singulier de l’acier à polir contre la meule.

Polisseuse

Les pierristes. Ailleurs, on remarque des femmes qui, avec un outillage encore primitif, arrondissent, percent et polissent de petits morceaux de pierres fines que d ‘autres horlogères sertiront dans les ébauches de montre qu’elles garniront de rubis. Fabrication des cadrans émail. Dans un logement, assez grand, dans lequel on aura pu installer une petite fournaise, une famille s’installera pour fabriquer ces cadrans. Les femmes seront plus spécialement occupées à peindre l’émail en l’ornant de chiffres et autres décorations.

Le polissage des aciers, tels que coquerets, raquettes, rochets, fourchettes parfois. La polisseuse devait livrer la fourniture de façon que les surfaces à traiter fussent d’un poli-noir impeccable. C’était un métier pénible, faute de pouvoir utiliser, alors un outillage assez perfectionné.

Préparage et repassage des pièces de la montre. Le préparage était souvent confié aux femmes. Il consistait à agrandir et approfondir les creusures de la platine, à limer les ponts, à les angler, à opérer quelques ajustages plus ou moins délicats selon adresse et légèreté de la main et du coup d’œil. Le repassage était en somme ce qu’on appelait « remontage en blanc » de la montre.

Ces quelques évocations nous donnent l’image, qu’il est facile de compléter par un peu d’imagination, de ce qu’était, chez nos horlogers d’il y a plus d’un demi-siècle, l’économie domestique caractérisant cette vie d’autrefois et de la position de la femme dans cette économie.

Si nous remontons plus avant dans cette période de l’horlogerie à domicile, nous pénétrerions alors dans quelques fermes basses de notre Jura, demeures de paysans horlogers où la femme, après avoir abandonné rouet, broderies et dentelles, se livrait déjà au travail de l’horlogère. Nous connaissons, dans ces habitations rurales à large toit, maintes fenêtres, plus larges que hautes, derrière lesquelles l’établi existe encore : outils, fournitures et cartons ont depuis longtemps été remplacés par différents objets de ménage et des pots-de-fleurs.

C’était le temps de l’industrie patriarcale dont on retrouve quelques esquisses tracées, dans un charme vieillot mais réel, par Louis Favre et Oscar Huguenin dans leurs récits du temps passé, tels que : André le graveur, Jean des paniers, Dix jours dans les neiges, Aimé Gentil, Le Solitaire des Sagnes, etc.
La femme horlogère de cette époque reculée, en plus de ses fonctions de ménagère et mère de famille, était encore paysanne ! Et l’on ne dirait rien à la gloire du travail de la femme du temps de nos pères !

Nous n’avons pas à parler ici de l’évolution prodigieuse de l’horlogerie qui a tout transformé, du métier familial à la grande industrie. Relevons, cependant, que c’est l’organisation des comptoirs ils étaient encore nombreux avant 1900 qui a marqué le passage entre les deux époques. C’est même à cette période de transition que quelques grandes fabriques sont apparues. Par exemple, la Fabrique des Billodes, au Locle, (aujourd’hui « Zénith ») a commencé de s’organiser vers 1880. Après avoir relevé quelques traits de ce « bon vieux temps » légendaire et mis en valeur la femme d’autrefois, il nous plaît de faire brièvement un parallèle entre elle et celle d’aujourd’hui ; quel contraste ! D’abord, de la femme au travail à domicile, puis en fabrique. Ensuite, au point de vue de la mode, du vêtement, de la réduction des heures de travail, des vacances, de l’occupation des loisirs, des sports. Aux environs de 1900 qu’aurait-on pensé, vitupéré au sujet de la femme si, avec ses longues jupes, son col étroit s’élevant jusqu’au menton, ses manches serrées au poignet, elle avait enfourché une bicyclette, chaussé des skis, pris ensuite des bains de soleil en costume de plage, participé aux compétitions sportives ? Quelles protestations, en effet, se seraient élevées contre ces « déséquilibrées », rouge aux lèvres, ongles carminés, fumant la cigarette, par surcroît ! Quand on essaya d’introduire, à Paris, la jupe-culotte, quelles huées s’élevèrent de partout ! Lorsque les premières femmes se firent couper les cheveux, que de critiques, de boutades, d’ironie chez les gens conformistes de l’époque ! On en fit des chansons.

Il était indiqué de parler de cette histoire déjà ancienne de la femme au travail, chez elle, car, si l’on suit l’évolution des choses, on observe que, dans la vie des hommes, tout événement est la conséquence d’une cause et que tout événement devient cause à son tour et produit son effet.

C’est là qu’apparaît la base fondamentale de toute l’histoire, des périodes qui s’enchaînent, la raison de leur renouvellement, des changements survenus. Les choses d’aujourd’hui ne seraient pas si celles d’autrefois n’avaient point été. Respectons donc ce qui fut et qui, après avoir laissé les résultats acquis, a disparu. Il ne serait pas très difficile de faire l’histoire de l’évolution industrielle dans l’horlogerie, de la succession des métiers, des transformations qui se continuent. Qu’on songe encore, sous le rapport des travaux à domicile en horlogerie, au « planteur d’échappements », à la « sertisseuse », au « garnisseur d’ancres », au « roueur », au « repasseur-démonteur-remonteur », à la « décalqueuse » ou peintre sur cadrans émail, au graveur sur boîtes de montre, etc. Tous les métiers pratiqués par eux ont disparu mais ces derniers ont été fructueux dans leurs conséquences, c’est à dire dans ce qui les a remplacés.

Emballage chez Longines

En conclusion de ce qui précède, nous devons ajouter cette réflexion:

La femme, toujours, reste à son foyer. Après ses travaux d’horlogère, les soins à donner aux enfants, à la cuisine, elle se livre à la couture au cours des longues veillées du soir. Le chef du ménage, plusieurs fois dans la semaine peut changer d’atmosphère, aller ailleurs, se détendre. La femme, elle, ne le peut pas. Gardienne des vertus domestiques, conservatrice dans son cadre (il le fallait bien) elle était la sauvegarde du foyer, la principale raison d’être de la famille, souvent de sa prospérité, de sa continuité. Comme la violette dans son habitat répand alentour son parfum, la femme, discrète et presque cachée dans son ménage, incarnait ce qu’il y a de plus sain dans le groupement familial. (Il y a eu, certes, des exceptions, mais elles confirment la règle). Elle a peut-être été la raison première de la conservation de la société. La famille n’est-elle pas la cellule de celle-ci ?

Ceci étant, n’est-il pas étrange que dans I‘Etat, lequel a aussi son ménage et tout ce qui le caractérise, la femme ne partage pas la part de l’homme ? Ne devrait-elle pas y avoir sa juste place au profit de l’ensemble ? L’homme, le citoyen a fait des révolutions pour avoir ses droits politiques. Il les a obtenus. Or, aujourd’hui ne saurait-il pas offrir à cette gardienne du foyer, à la mère de ses enfants, à cette compagne à tous égards si méritante, à cette collaboratrice du métier, une place égale à la sienne dans la collectivité humaine ?

Par Marcel Grandjean paru dans la « revue internationale de l’horlogerie » de Mars 1959