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Montre de Mary Stuart

Horlogerie mécanique et gent féminine sont dans bien des esprits considérées comme deux entités qui se repoussent comme l’eau et l’huile ; cette huile quasiment indispensable à l’horlogerie, que des mains expertes et si fréquemment féminines déposent en quantités infimes sur les points de frottement, les axes et les engrenages des mouvements, lors du minutieux assemblage; cette eau tant redoutée, en raison des ravages irréversibles qu’elle occasionne aux mouvements logés dans les boitiers en mal d’étanchéité.

C’est une réalité : on entend souvent que les femmes ne s’intéressent pas aux montres mécaniques. Et certains se demandent à raison pourquoi.

Pourtant, cet apriori représente depuis près de 200 ans une criante injustice envers deux femmes exceptionnelles, mécènes et passionnées d’horlogerie, qui offrirent au brillant Abraham Louis Breguet l’opportunité de faire progresser son immense talent, grâce aux très nombreuses commandes horlogères qu’elles lui passèrent: il s’agit de Caroline Murat, sœur cadette de Napoléon et Reine de Naples, et Marie-Antoinette d’Autriche, épouse de Louis XVI. A elles seules, elles offrirent plusieurs dizaines de montres, parmi les plus belles de la haute horlogerie, à l’histoire de la mesure du temps.

Breguet et Marie-Antoinette

Bien entendu, des femmes de ce calibre, la grande Histoire en compte fort peu. Il est vrai que l’horlogerie était réservée à l’élite, puisqu’elle était affaire de moyens financiers, d’éducation et de milieu social. Trois critères qui empêchaient nombre d’hommes – et plus encore de femmes – d’accéder à cette douce et dispendieuse passion, réservée alors aux plus nantis.

En revanche, durant les siècles qui nous séparent du XVIIIème, il y eut nombre de (r)évolutions dans nos sociétés, dans les mentalités et dans les systèmes éducatifs, avec pour effet une amélioration du niveau de vie pour le plus grand nombre. Cette situation a permis l’accès des femmes à l’éducation supérieure, aux universités et hautes écoles, à l’égalité des salaires et des responsabilités et donc à des compétences et métiers souvent communs aux hommes.

En parallèle, les montres se sont démocratisées, elles sont devenus plus accessibles ; nul besoin aujourd’hui d’être un monarque pour se faire plaisir avec une pièce horlogère dotée d’un mouvement mécanique digne de ce nom. En effet, quelques manufactures ont compris l’intérêt du public pour une horlogerie de qualité à prix doux. Ces montres-là jouent parfois le rôle d’initiatrices au monde de l’horlogerie, amenant leur propriétaire à convoiter un jour des pièces plus sophistiquées ou luxueuses.

Ces profonds changements ayant eu lieu, qu’est-ce qui empêcherait aujourd’hui les femmes de s’intéresser à l’horlogerie mécanique?

Pourquoi ne distingueraient-elles pas mouvement mécanique et électronique, plaçant le plaisir d’avoir au poignet une merveille d’ingéniosité et d’artisanat au-dessus du confort qu’offre un mouvement à quartz ?

Pense-t-on sérieusement que le fait de devoir périodiquement remonter ou mettre à l’heure une montre – sous réserve que celle-ci ne soit à remontage automatique – soit un inconvénient majeur face à l’alternative électronique, réputée sans entretien mais dépourvue d’âme ?

Pour quelles raisons les femmes n’apprécieraient-elles pas de découvrir comment sont patiemment fabriqués, décorés, assemblés et réglés ces chefs d’œuvre en miniature, animés de centaines de pièces en dentelle mécanique?

Et pourquoi n’en percevraient-elles pas, elles aussi, la séduisante subtilité, la délirante complexité ou les innombrables finitions et détails, indépendamment de la présence de diamants ou de matières précieuses?

Enfin, n’y a-t-il pas un cliché à dépasser, lorsque l’on affirme que les femmes ne sont pas attirées par la technique, quand bien même l’art de la micromécanique serait au service de la beauté, de la précision chronométrique ou de la poésie du temps qui passe?

A la lumière de ces interrogations qui se passent de réponses, il ressort que la principale raison, pour laquelle les femmes s’intéressent faiblement aux montres mécaniques, c’est qu’on ne les encourage pas à le faire. Tout simplement.

En allant plus loin, on observe qu’en dépit des nombreux progrès ébauchés durant le XXème siècle, des mécanismes d’un autre temps sont toujours à l’ouvrage. Car si nombre de femmes ont aujourd’hui moyens financiers et statuts équivalents –voire supérieurs – aux hommes, en revanche une certaine éducation traditionnelle joue encore et toujours un rôle déterminant dans le rapport qu’entretiennent les femmes avec l’horlogerie.

Chronographe rattrapante Patek-Philippe

Certes, il ne s’agit plus du niveau d’études ; mais davantage de l’environnement familial, du rôle des pères, des frères, des conjoints, de l’influence des proches, des vendeurs en boutique, des publicitaires et forcément aussi des dirigeants des manufactures horlogères.

Par leur action à différents niveaux, tous ces hommes contribuent à la diffusion d’un message plus ou moins explicite (et plus ou moins avoué) qu’une montre mécanique ne correspond pas aux besoins et aux attentes d’une femme. En filigrane est ainsi exprimé l’avis qu’une « montre dame » est par définition et par excellence, une petite montre à mouvement à quartz, tandis que les montres mécaniques, a fortiori les montres à complications, sont des attributs exclusivement masculins.

Mouvement du Chronographe rattrapante Patek-Philippe

Avec une pointe d’humour, on pourrait émettre l’idée que ces hommes, qu’ils soient père ou mari, ont conçu ces catégories bien distinctes pour que leur épouse ou leur fille n’ait jamais le désir d’emprunter leur précieux chronographe. Qui sait…

Les temps changent mais cette situation semble encore promise à un bel avenir. D’une part, parce que les hommes conseillent souvent les femmes lors de l’achat d’une montre, perpétuant ainsi une tradition bien ancrée ; d’autre part, parce que les montres portées par les femmes sont bien souvent des cadeaux offerts par des hommes.

Parcourir le chemin inverse et renverser cette tendance n’est sans doute pas un défi insurmontable, mais certainement une démarche nécessitant une remise en question des habitudes et préjugés, de la (bonne) volonté… et du temps, bien entendu.

Par Eva von Erl