9 min 4 ans 4295

(publié le 01.2014)

La grande banque suisse vient de publier une étude mettant le doigt sur les trois grands défis qui attendent l’horlogerie. L’importance de la R&D et les capacités financières à investir dans ce domaine en sont cependant absentes.

C’est un peu comme une énigme à la Flaubert, qui demandait l’âge du capitaine en fonction de la cargaison du bateau et de son tonnage ! « Sachant qu’une étude récente de Credit Suisse, intitulée « Industrie horlogère suisse – Perspectives et défis », identifie comme les trois difficultés majeures qui attendent la branche ces prochaines années, la marche vers la verticalisation de la production, le respect du label « Swiss made » et les écueils de la distribution internationale, on demande la marque de la voiture de son auteur ? » Seule certitude : il ne roule pas en 2CV ! Démonstration.

Les défis

Présentée le 3 octobre dernier au sein de la manufacture Greubel Forsey à La Chaux-de-Fonds, la recherche – première du genre pour la banque – fait un portrait détaillé et documenté de l’industrie horlogère, de ses facteurs de succès et de ses nouveaux débouchés possibles. En conclusion, elle met le doigt sur les trois défis qui, selon elle, occuperont les stratèges à l’avenir, à commencer par l’approvisionnement en composants. Les restrictions concernant les livraisons d’ébauches et de mouvements voulues par Swatch Group, mais aussi l’explosion de la demande mondiale ces dernières années, ont montré les limites d’une industrie qui s’est construite en toile d’araignée. Les goulets d’étranglement dans la production, voire même la pénurie de certains composants, ont poussé ceux qui en avaient les moyens à augmenter leurs capacités internes ou à racheter des sous-traitants indépendants.

Devant les difficultés croissantes, d’aucuns seraient tentés de se fournir à l’étranger. Tabou dans le milieu horloger, cette alternative n’en est pas moins déjà une réalité. L’étude de Credit Suisse mentionne : « En 2012, les importations de pièces de l’industrie horlogère atteignaient 2,1 milliards de francs. (…) Les bracelets, boîtiers, cadrans et mouvements sont surtout achetés auprès de fournisseurs basés en Chine, Italie, France, Thaïlande et à Hong Kong. » Or, les nouvelles prescriptions du label « Swiss made » – qui exige entre autre que 60% au moins du prix de revient du produit soit réalisé en Suisse – menace de changer la donne. Cependant, un retour de cette demande en composants sur le marché suisse – déjà saturé dans de nombreux cas – risque d’entraîner une augmentation significative des délais de livraison et des prix. Et donc une perte de compétitivité.

La R&D oubliée

Dernier écueil identifié enfin : la distribution. Si la tendance des points de vente à suivre les grands flux touristiques est un phénomène bien installé, la verticalisation du réseau en constitue un nouveau. Le grossiste traditionnel est ainsi toujours plus remplacé par des filières ou des succursales des marques horlogères. De même, les détaillants se voient imposer une nouvelle concurrence sous la forme de boutiques en propre. Une telle organisation permet évidemment de s’approprier les marges, mais également de mieux gérer les flux de production ainsi que la formation des vendeurs.

Evidemment pertinente, cette étude passe cependant à côté d’une gageure tout aussi essentielle : l’accès à la recherche et au développement ! Il n’est qu’à observer un seul exemple, celui du silicium, pour comprendre que « ce n’est pas en améliorant la bougie que l’on a inventé l’électricité », comme disait le physicien danois Niels Bohr. Si les avancées technologiques aussi bien que chronométriques de ce nouveau matériau ne sont plus à prouver, son utilisation en horlogerie reste le privilège d’une poignée de marques. En cause : la capacité d’investissements dans les recherches. Selon une étude de l’Office fédéral de la statistique (OFS), les dépenses en R&D dans le secteur des « instruments haute technologie » – lequel inclut l’horlogerie – sont passées de 184 millions de francs en 1996 à 701 millions en 2008. A lui seul, Swatch Group a déboursé 178 millions de francs dans ce domaine en 2012, et Richemont 53 millions d’euros, selon leurs rapports annuels respectifs. Enfin, une enquête de Deloitte datée de septembre 2013 place le « renforcement de la R&D » en quatrième position des priorités des cadres supérieurs de l’industrie horlogère suisse pour les douze prochains mois, derrière « l’augmentation des dépenses d’investissement »,  « l’extension des capacités de production en Suisse » et « la réduction des coûts ».

Un brief savoureux

Maîtriser l’innovation pour assurer l’avenir, c’est le plaidoyer de Jacques Jacot. Invité comme orateur au 16e Congrès International de Chronométrie (CIC) qui s’est tenu les 25 et 26 septembre dernier à Montreux, le professeur de l’EPFL et président de l’Association Suisse pour la Recherche Horlogère (ASRH) a tenu à rappeler l’importance des plates-formes technologiques pour le développement de véritables nouveautés. Et de citer en exemple… la 2CV. Peu le savent, mais cette petite voiture est équipée d’une technologie révolutionnaire pour l’époque, qui a fait son succès et rendu possible le sauvetage de Citroën.

Au bord de la faillite, la marque aux chevrons est reprise par les frères Michelin en 1935. Pour relancer les ventes, ils placent à sa tête Pierre-Jules Boulanger, qui va très vite confier à ses ingénieurs le développement d’une « TPV » (toute petite voiture) définit par le cahier des charges suivant : « Faites étudier par vos services une voiture pouvant transporter deux cultivateurs en sabots, cinquante kilos de pommes de terre ou un tonnelet à une vitesse maximum de 60 km/h pour une consommation de trois litres d’essences au cent kilomètres. En outre, ce véhicule doit pouvoir passer dans les plus mauvais chemins, il doit être suffisamment léger pour être manié sans problèmes par une conductrice débutante. Son confort doit être irréprochable car les paniers d’œufs transportés à l’arrière doivent arriver intacts. Son prix devrait être bien inférieur à celui de notre Traction Avant. »

Se faire une place

Seuls de véritables innovations technologiques étaient à même de répondre à ce brief. Les équipes de Citroën ont planché plusieurs années sur de nouvelles suspensions, inventant au passage le fameux système hydraulique, emblématique de la marque. Au final, en plus de ressorts et d’amortisseurs au niveau du châssis, chaque roue de la 2CV a été dotée d’un cartouche métallique renfermant une masse d’inertie retenue par un ressort et baignant dans de l’huile. Ce dispositif simple permet facilement d’absorber les hautes fréquences, et donc d’assurer un minimum de vibration dans l’habitacle. « Concevoir une suspension de voiture participe de la même démarche que celle de choisir un échappement de montre, conclut Jacques Jacot. On peut utiliser ce qui existe, ce que l’on sait faire, ou innover et proposer du jamais vu. »

Face à tous ces défis, il est plus que probable que d’une toile d’araignée, le tissu de l’industrie horlogère va progressivement adopter une structure en nids d’abeilles. Un cloisonnement qui permettra aux uns de mieux contrôler la filière de création de valeurs, de l’approvisionnement en composants à l’écoulement des produits finis, en passant par l’image de marque. Pour ceux qui ne parviendront pas à se faire une place cependant, l’avenir risque d’être cruel.

Par Fabrice Eschmann