A Blois, avec Jean de La Fontaine
Il y a dans l’Histoire des rencontres imprévues ! Au mois d’août 1663, Jean de La Fontaine roule sur les routes de France. Il va, en compagnie d’amis, dans le Limousin. Le voyage sera long : les relais nombreux, la poussière dévorante. Embarquons-nous donc avec l’auteur des Fables et des Contes, dans le carrosse qui va le conduire à petites journées de Paris à Limoges, en passant par Orléans et par Blois, où nous ferons connaissance avec les meilleurs horlogers du royaume.
Notre compagnon de voyage — il faut bien dire quelque chose de lui — était un homme robuste dont le visage « s’égayait, a écrit son biographe André Hallays, d’un bon regard et d’un nez démesuré >>, Voilà pour le physique ! Pour le reste : il était libertin, il aimait l’amour et les femmes autant qu’il aimait la nature et les solitudes champêtres. Dans Psyché, qui est un hymne à la volupté, il chante les plaisirs des sens. En bref, il est bien de son siècle ! De ce dix-septième siècle qui aime l’amour et la guerre…
Nous voici arrivés à Blois. La Fontaine écrit dans sa Relation de voyage un charmant portrait de la vieille cité : « Blois, dit-il, est en pente comme Orléans, mais plus petit et plus ramassé ; les toits des maisons y sont disposés en beaucoup d’endroits, de telle manière qu’ils ressemblent aux degrés d’un amphithéâtre. Cela me parait très beau, et je crois que difficilement on pourrait trouver un aspect plus riant et plus agréable. Le château est à un bout de la ville, et à l’autre bout de la ville Saint-Solenne. Chacun de ces bâtiments est situé sur une éminence dont la pointe, se vient joindre au milieu de la ville, de sorte qu’il s’en faut peu que Blois ne fasse un croissant dont Saint-Solenne et le château font les cornes. »
Avant d’aller visiter le château, le fabuliste s’amuse au spectacle des barques qui sillonnent la Loire, leurs amples voiles déployées. Ce qui lui fera écrire : « J’imagine voir le port de Constantinople en petit, avec sa majesté de navires. » En vérité, La Fontaine fait, ici, preuve d’une grande imagination ! Mais écoutons-le encore nous décrire le château : « Il a été bâti à plusieurs reprises, une partie sous François Ier, l’autre sous quelqu’un de ses devanciers. Il y a en face un corps de logis à la moderne, que feu Monsieur (le duc Gaston d’Orléans) a fait commencer : toutes ces trois pièces ne font nulle symétrie, et n’ont rapport ni convenance l’une avec l’autre ; l’architecte a évité cela autant qu’il a pu. Ce qu’a fait François Ier, à le regarder du dehors, me contenta plus que tout le reste ; il y a force de petites galeries, petites fenêtres, petits balcons, petits ornements, sans régularité et sans ordre ; cela fait quelque chose de grand qui me plaît assez. »
Ce jugement sur l’architecture du château de Blois est assez curieux, et surprend chez un contemporain de Le Vau et de Le Nôtre. Il surprend, certes, mais il nous révèle l’originalité du goût de La Fontaine. Et cependant, il passe sous silence les arabesques, les rinceaux, les feuillages et les oiseaux sculptés dans les grandes salles où résida le roi Louis XII, surnommé le « Père du peuple ». Après ses chevauchées en Italie, le souverain ne pensait qu’à agrandir son château, à l’entourer de beaux jardins dominant la Loire. Aussi convoquait-il ses architectes, examinait-il leurs plans, décidait-il de construire, ici une tour, là un grand escalier ou une salle d’honneur. Dans sa chambre magnifiquement meublée, se trouvaient des tableaux, des objets qu’il avait rapportés d’Italie. Voici des faïences, des coupes d’argent ciselée par des orfèvres de Florence voici un miroir vénitien décoré d’arabesques d’or, voici des flambeaux d’argent venant de Pise. Sur sa table, près de son lit recouvert de damas cramoisi, se trouvait une montre, dont l’invention était récente ; c’était une montre épaisse, presque sphérique. Elle avait été fabriquée par les horlogers de sa bonne ville de Blois.
Les protecteurs des horlogers de Blois
Avant de parler des horlogers de Blois, disons quelques mots de leur grand et royal protecteur. Les ambassadeurs de Venise, dans leurs dépêches et leurs relations, ont brossé son portrait.
« Le roi, écrit Domenico Trevisan, est de stature maigre et grande. Il est bon cavalier et il aime à revêtir son armure pour aller à la guerre. Sobre dans le manger, il ne se nourrit que de bœuf bouilli. Il est de nature avare, mais bon. Son grand plaisir est la chasse à l’oiseau ; de septembre jusqu’en avril, il chasse. Il encourage les artisans de son royaume. Il aime surtout les « Orlogeurs » habiles à fabriquer des montres et « orloges ». Il en possède plusieurs, et de très belles. »
Ajoutons que Louis XII est monté sur le trône en 1498, après la mort de Charles VIII, son cousin. Il avait alors trente-six ans. Reprenant les visées de Charles VIII sur l’Italie, il envahit la Péninsule et y soutint de nombreux et sanglants combats. Ce fut au cours de ses campagnes qu’il apprit à connaître les beautés de l’art italien, qu’il admira le style des palais et la décoration des jardins ornés de statues, de belvédères, d’escaliers de marbre.
Voici maintenant la reine, la duchesse Anne de Bretagne, qui avait apporté son antique duché à la Couronne de France. Comment les ambassadeurs de Venise l’ont-ils décrite ? Avant de citer la description qu’en fait l’orateur Trevisan, mentionnons que, d’après les portraits que nous possédons, elle avait des traits accentués, le front bombé, les cheveux châtains tirés en arrière et recouverts par un béguin à petits plis. Elle portait dans son vêtement le souvenir des modes de son duché natal. Mais voici le portrait qu’en fait Domenico Trevisan: « La reine est petite ; elle est aussi maigre de sa personne, boiteuse d’un pied et d’une façon sensible, bien qu’elle s’aide de chaussures à talons élevés. Elle est brunette et fort jolie de visage. Elle est aussi fort rusée ; de sorte que ce qu’elle s’est une fois mis dans l’esprit, elle le veut obtenir de toutes manières, qu’il faille rire ou pleurer pour elle. Elle est jalouse et désireuse de Sa Majesté outre mesure, si bien que depuis qu’elle est sa femme, il s’est passé peu de nuits qu’elle n’ait dormi avec le roi, et en cela elle s’est très bien comportée, puisqu’elle est grosse de huit mois. »
Ces deux portraits ne sont certes pas flattés : mais ils sont vivants ! Pour Louis XII, d’autres ambassadeurs italiens nous en donnent des descriptions qui soulignent la médiocrité de ses traits physiques. Selon eux, le roi de France est mal fait de sa personne, laid de visage. Il a les yeux grands, le nez aquilin plus long et plus gros que la normale. Ses lèvres sont épaisses ; il les garde continuellement ouvertes. Tel est le monarque de la France. Dans sa chambre, assis devant une montre, près de ses souvenirs d’Italie, il est entouré des grands seigneurs du royaume messire Chaumont d’Amboise, grand amiral Florimont Robert, secrétaire d’Etat ; Guy de Rochefort, le chancelier ; le cardinal Georges d’Amboise, qui est le puissant archevêque de Rouen, le chef des finances et de la diplomatie ; enfin Gaston de Foix, et le valeureux Bayard, qui sont les deux grands généraux du règne. Tout ce monde forme une image colorée. Les hommes sont vêtus de pourpoints à encolure, à larges manches. Ils sont coiffés de chaperons en satin, tombant sur la nuque ; leurs chaussures sont en drap d’or et en velours. Quant aux femmes, la reine, la princesse Claude, leurs dames d’honneur, elles portent des robes à l’italienne, à manches larges et longues, ornées de parements de fourrure. Elles sont coiffées de béguins brodés. Enfin, elles ont autour du cou des colliers d’or ; sur leurs mains, des bagues serties de pierres précieuses. La princesse Claude, elle, a, attachée à un ruban tissé d’or, une montre, ce qui, à cette époque, est une grande nouveauté et un grand luxe ! Il faudra, en effet, attendre un siècle avant que la montre fût portée couramment par les seigneurs et les gens fortunés de ce temps.
Tous les « grands » voulaient une montre de Blois
On ne peut que regretter que La Fontaine, au cours de son passage à Blois, n’ait point visité les ateliers des horlogers blésois, installés dans les vieux quartiers de la ville. Dans les rues des Trois-Marchands, de Saint-Lubin, du Puy-du-Quartier et du Bas-Quartier il aurait vu alors comment on fabriquait une montre. Il aurait vu les émailleurs emprunter à la Mythologie les sujets dont ils ornaient leurs montres. Le fabuliste aurait appris que le travail des horlogers de Blois était apprécié dans toute l’Europe si apprécié même que rois et grands seigneurs faisaient venir de la vieille cité leurs montres et leurs horloges. Oui, on lui eût appris que les sujets de Louis XII, savants et habiles artisans étaient, depuis un siècle, les fournisseurs attitrés des Cours, de la haute noblesse, des riches financiers européens. Tous voulaient posséder une montre signée par Paul Rigault, Jacques Groin, Martin Tuquoy, Blaise Foucher et de tant d’autres, experts dans l’art de la mesure du temps.
Je voudrais faire passer devant vos yeux les centaines de montres et d’horloges qui ont été fabriquées, ornées, perfectionnées dans les ateliers de Blois. Tout ce qui servait à mesurer le temps était, ici, considéré comme une chose particulièrement précieuse ! A ce propos, il n’y a qu’à lire les inventaires, les comptes royaux, et maints documents historiques, pour s’apercevoir que les princes et les amateurs éclairés dépensaient très largement pour payer les orfèvres, les ciseleurs, les émailleurs et les horlogers. Nous n’inventons rien ! La science horlogère était fort estimée au XV° siècle. L’horloger était considéré tel un artiste, voire même comme une sorte de magicien qui savait, avec ses rouages et ses aiguilles, capter, ordonner l’heure fugitive, la marche du temps.
En 1545, Catherine de Médicis reçut une horloge ayant un couvercle de cristal, qui fut admirée par toute la Cour de France. Disons-le, ces horloges de table étaient de vrais chefs-d’œuvre. Elles revêtaient les formes les plus diverses. Elles affectaient également l’aspect de petits palais ornés de colonnes ou de pilastres ; souvent elles se terminaient en dôme. « Tous ces jolis meubles écrit Henry Havard étaient architecturés avec une’ science, un soin, qui prouvent la participation d’artistes de premier mérite dans la composition de leur enveloppe et dans leur exécution… Arcades cintrées, petits frontons, tympans meublés de figurines, frises en bas-relief, cariatides, cartouches armoriés, guirlandes et couronnes sont distribués dans une proportion si juste et avec un art si parfait, que ces spécimens agrandis pourraient encore, aujourd’hui, fournir à nos horlogers des motifs de pendules d’une richesse et d’une grâce incomparables, et très supérieures, au point de vue artistique, aux exemplaires que l’on trouve généralement dans le commerce.» Voilà un témoignage intéressant à retenir ! Mais depuis qu’Henry Havard a écrit ces lignes, bien des choses ont changé dans l’art horloger. C’est un fait, cependant, que l’école de Blois a brillé par son goût et par ses inventions.
C’est donc sous le règne de Louis XII, que nous venons d’évoquer au milieu de sa Cour, qu’a commencé cette lignée d’artisans qui donneront, pendant près de deux siècles, un si grand essor à l’horlogerie. Ici, notre imagination se plaît à évoquer ces artisans habiles et minutieux, penchés sur leur établi, employant déjà un outillage perfectionné pour fabriquer montres et horloges. Si l’on entrait dans leurs ateliers, éclairés par de petites fenêtres, on les voyait employer, tour à tour, ciseaux, limes, marteaux, pincettes. Et de cet outillage, qui semblerait bien rudimentaire aux horlogers de notre époque, naissaient des montres aux formes charmantes et souvent imprévues. Voici une montre sphérique, dont le motif décoratif est un croissant ; voici une montre en forme de croix latine en argent gravé en champ levé ; voici des montres taillées dans le cristal et dont les aiguilles ont l’air de suivre la course du soleil gravé sur le cadran. Comment ne pas mentionner, ici, la montre de Marie Touchet, la favorite de Charles IX ; elle était en or émaillé, à fond vert et portait comme devise : « Point ne nie touche. » L’horloger qui fabriqua cette pièce ravissante, originale, se nommait Lemaindre ; il était un artisan fort connu à Blois, ainsi que par tous les amateurs de belles montres ; pour l’époque, ses mouvements étaient déjà remarquables quant à la précision (certes encore relative !) et à la bonne qualité du métal employé.
A Blois, on cherchait en tout la perfection ! Aussi la profession d’horloger était-elle fort considérée : et cette considération était due, en partie, à Louis XII qui estimait ces artisans et encourageait, par des ordonnances, leur labeur. Au cours de ses campagnes d’Italie il avait dans ses bagages une de ces fameuses montres sphériques ; création des horlogers de sa bonne ville de Blois. Ici, un nom s’impose à notre attention : celui de Julien Coudray, un précurseur. Son nom figure souvent sur les comptes royaux. En 1504, il fabrique pour le roi une montre sphère. Voici le détail du compte : «A Julien Couldroy, orloger dudit seigneur (Louis XII), deinourant à Blois, la somme de 19 livres pour acheter du cuivre à abiller la sphère dudit seigneur. » On le voit, on payait à l’artisan le métal nécessaire à la fabrication de la montre ! Mais comment se présentaient ces montres sphères ? C’étaient des horloges, sur lesquelles au moyen d’un mécanisme ingénieux, on suivait la marche des astres et leur passage aux différents signes du Zodiaque. En 1512, nouvelle commande de Louis XII à Julien Coudray deux horloges d’appartement sans contrepoids. A force de travailler pour la Cour, Coudray reçut le titre « de valet de chambre ordinaire et gouverneur des Orloges de la maison du Roy ». Mais ce grand et parfait horloger ne travaillait pas que pour le roi, mais bien encore pour les seigneurs de la Cour. D’après un inventaire déposé aux Archives de France, nous savons qu’il fabriqua pour Florimond Robertet, trésorie du royaume, « sept montres sonnantes et cinq montres muettes à boites d’or et d’argent ».
Après Julien Coudray, d’autres horlogers, les Bourdet, les Maupas, les Richard, les Delagarde, maintiendront, haut et ferme, le drapeau de l’horlogerie blésoise si réputée, redisons-le, dans les Cours d’Europe, et qui eut, comme grande admiratrice, Marie de Médicis, mère de Louis XIII et de Gaston d’Orléans.
Revenons à Jean de La Fontaine ! Après avoir admiré les jolies femmes de Blois, il alla visiter la ville et le château de Richelieu, en compagnie de M. de Château-neuf. Cette ville était formée d’une large rue « qui débouchait, nous dit André Hallays, sur deux places symétriques, bordées d’une double rangée d’hôtels. Ces belles demeures avaient été élevées par des courtisans désireux de plaire au ministre tout puissant ». Richelieu, pas plus que les courtisans, ne vinrent jamais habiter —il ne reste plus trace des bâtiments — cette cité construite pour satisfaire l’orgueil du grand cardinal. Mais si Richelieu n’y vint jamais, il y avait fait entasser d’inestimables chefs-d’œuvre ! La Fontaine, dans ses lettres, a décrit les peintures et les sculptures qui décoraient le palais. Il fait mention, en passant, d’une horloge, très belle, fabriquée à Blois. Cette horloge représentait un temple entouré de colonnes. On y voyait dans des médaillons, des chimères et des masques antiques. Le mouvement d’horlogerie sonnait les heures et les quarts ; il marquait les jours de la semaine, les phases de la lune, la marche des planètes. Bref, un chef-d’œuvre de l’art horloger qui, dans ce palais inhabité, était là pour rappeler la marche du temps. En vérité, on ne peut que regretter que La Fontaine n’ait pas cru devoir, en la voyant, rendre hommage aux artisans de Blois. C’est vraiment dommage pour l’histoire de l’horlogerie.
Philippe Amiguet
(Article tiré du Journal Suisse des Horlogers de 1964)