Les Rolex de collection sont l’objet de manipulations en tout genre. Cadrans échangés, lunettes dépolies, index surexposés, boîtes retaillées, elles sont la matière première de faussaires subtils. Ils les travestissent pour en doper la valeur. Aperçu d’un monde à cheval entre contrefaçon et vraies raretés.
Au sommet des marques collectionnées et sujettes à spéculation, on trouve Rolex et Patek Philippe. Les autres, quelque soit la noblesse de leur pédigrée, n’obtiennent des résultats qu’anecdotiquement élevés en salles de vente. Les Rolex anciennes sont un terrain de jeu idéal pour les amateurs. Les budgets peuvent être modestes, le nombre de modèles dignes d’intérêt est grand et surtout, le nombre de variantes est quasiment infini. Tout ce qui sort de l’ordinaire et qui n’est pas flambant neuf excite les collectionneurs. Les exceptions les font saliver et les raretés se dresser sur leurs pattes arrière. Or il existe une véritable industrie de l’amélioration artificielle des Rolex anciennes. Un petit monde qui imite non pas les modèles neufs mais les attributs d’usure, de passage du temps. Qui transforme une montre d’occasion en montre de collection. Bref, c’est une jungle.
Vade Retro, créature sacrilège !
La foule armée de fourches et de piques pourchasse-t-elle ces créatures hybrides nées des expériences de savants peu scrupuleux ? Bien au contraire ! Aveuglantes par la rareté, ces exceptions faites de bric et de broc affolent les amateurs. Déguisées en baroudeuses qui ont subi l’outrage du temps, elles dissimulent les zones d’ombre de leur CV. Au lieu d’une campagne de plongée intensive dans les mers du sud, la teinte de ce cadran provient d’un stage d’entrainement dans un atelier italien ou allemand pour les meilleurs, japonais, américain ou vietnamien pour les moins sophistiqués.
Explosion de la valeur
Le catalogue de vente Antiquorum du 8 mai à Genève contient un exemple frappant.
Une Submariner 5513 de 1965 y est estimée entre 7 et 10 000 CHF. Le lot suivant, une 5512 de 1962 aux aiguilles trop blanches, est estimé entre 20 et 30 000 Frs, soit 3 fois plus. Pourquoi ? La seconde a un point de tritium en dessous du long index à 6 heures. On la surnomme « Esclamation point ». Ce point vaudrait donc 20 000 Frs ? Quoi de plus tentant que de récupérer du tritium sur une vieille montre et d’en déposer une goutte sur le cadran d’une 5512 plus banale ? L’opération est facile, le profit rapide. Et qui saura faire la différence sinon un expert muni d’une loupe binoculaire et de solides connaissances ? Ne nous y méprenons pas, il s’agit de contrefaçon. On imite non pas l‘objet neuf, mais l‘objet vieilli. Offense discrète, elle est ignorée par Rolex qui se concentre sur son métier de base : les montres neuves, parfois au détriment de cette tribu d’ambassadeurs influents, les collectionneurs.
Le vieux est-il l’ennemi du bien ?
L’équation de ces Frankenrolex est particulièrement complexe. Authentiques à 95, 90 ou 80%, la proportion varie en fonction de nombreux facteurs. Premier, le modèle. Les familles Submariner, GMT Master, Explorer, chronographes Antimagnetic et le très prisé Cosmograph Daytona sont les plus concernées. Deuxième facteur, la série. Rolex a fabriqué des séries limitées de toutes sortes, certaines très prestigieuses et techniquement justifiées comme les Submariner Comex. Mais elle a aussi fait évoluer ses modèles sans en changer le nom, seulement la référence.
La marque recherche la fiabilité des mouvements mais aussi de l’habillage. Boîtes, lunettes, cadrans, aiguilles, marquages, typographies, cornes, perçages, épaulements, cerclages et index, chaque élément évolue régulièrement.
C’est là que la complexité commence. Quelques composants d’une référence sont utilisés sur la suivante avant d’être remplacés en plein milieu de série, sans crier gare. Résultat, deux montres de même référence et aux numéros de série consécutifs peuvent présenter des apparences différentes. Troisième facteur, celui où réside toute la subtilité, les altérations dans la durée : vieillissement, patine, effet vintage. La qualité propre aux objets qui traversent le temps, c’est d’en garder les marques. Toute variation dans l’apparence est une source de différence. Et la différence fait la rareté. Or la chimie est capricieuse. Les matériaux ont des réactions variées aux éléments. Les cadrans sont abîmés, mais on dit qu’ils sont « tropicalisés ». Les certitudes viennent d’un changement de mode. Il y a quinze ans, une montre ancienne devait être impeccable pour exciter les enchères. Les experts on vu passer toutes les exceptions et les ont répertorié comme authentiques. Comme elles dégradaient la cote, on ne pouvait guère les soupçonner d’être des améliorations.
Le meilleur état est rarement bon
Les cadrans possèdent une base oxydable. Sans parler de la légère humidité ambiante au moment de la fermeture de la boîte, l’air contient de l’oxygène et du soufre qui attaquent le métal sous la couche de peinture quand elle n’est pas uniforme ou assez épaisse. Par exemple, les bains de couleur de certains Cosmograph des années 1967 et 1977 étaient défectueux et donnent des couleurs qui confinent au chocolat. Et les Explorer II entre 1984 et 1986 ont des cadrans crème. Certaines lunettes de Submariner en bakélite deviennent naturellement grises avec le temps. Or le temps se recrée et le détail s’imite. Il existe des raccourcis. Les lunettes sont polies à l’excès pour simuler l’usure.
Une des plus simples manipulations consiste à greffer une lunette bleue de Tudor Submariner sur une Rolex Submariner. Elles sont 100% compatibles, mais aucun vieillissement ne peut donner de teinte marine à une lunette d’origine noire. De même que les lunettes passées à l’eau de Javel, dont l’effet est difficile à stopper et qui finissent effacées. Les cadrans sont trempés dans le thé ou le café, dans des infusions de liège. Ils sont surexposés aux UV, poncés ou même refabriqués. Les index sont changés, des aiguilles jaunies greffées. Et pour les plus paresseux, une simple mention du type « Forces Aériennes du Pérou » ou « A.R.A » (forces aériennes argentines) suffit à faire bondir le prix. Les exemples sont innombrables et pas forcément anciens.
La vague de Submariner et Daytona noires est le dernier en date. Les Bamford & Sons et autres Black Out en noircissent les boîtiers par PVD voire modifient les cadrans avec des appellations comme Pro-Hunter.
De l’art ou du cochon?
La liste de questions à se poser face à un oiseau rare est longue : a-t-il réellement existé ? ses attributs sont-ils cohérents entre eux ? et vérifiés par les numéros de série ? le résultat est-il le fait d’un atelier Rolex ou d’un horloger extérieur ? Cette dernière question soulève un nouvel aspect du problème. Frankenstein n’est pas la créature inventée par Mary Shelley, mais le docteur qui l’a amenée à la vie. C’est-à-dire Rolex même. Encore aujourd’hui, la marque exerce un droit quasi régalien : elle modifie sans prévenir les modèles sur lesquels elle pense garder un droit moral à défaut de propriété.
Le SAV cherche à échanger d’office les pièces qui ont vieilli (ou vont vieillir) pour que la montre soit le plus proche d’un état impeccable, gommant les défauts qui en font la valeur. Rolex a contribué à créer le bâton avec lequel ses clients se font battre : multipliant les exceptions, elle a ouvert la voie à la bidouille. Certains veulent restaurer l’état d’origine d’un modèle ainsi dénaturé D’autres pensent que toute intervention de la marque crée une nouvelle authenticité de fait. Quand il s’agit d’une filiale qui prenait des libertés et initiait les modifications…
Nécessité fait loi
En parallèle, les ateliers de réparation indépendants des points de vente, les rares encore en activité, crient au scandale car la marque ne livre plus de pièces, surtout pas anciennes. En mettant la main sur le SAV, Rolex a encore encouragé la débrouille, mère de toutes les hétérodoxies. La valeur de ses pièces détachées est souvent supérieure à celle d’une montre. On récupère, réassemble au gré des besoins. On dépèce une pièce en mauvais état pour en sauver plusieurs.
Le calibre 1520 d’une vieille Air King peu prisée servira à ranimer une Submariner 5512. Et on achète cher. Les aiguilles et cadrans partent pour des sommes affolantes en salle de ventes. Un assortiment de Submariner 6238 peut atteindre les 9 000 $. La somme sera largement récupérée si les pièces servent à une greffe, malhonnête ou médicalement justifiée.
Une lunette de GMT Master 6542 a même été achetée 11 500 $. Ce qui semble beaucoup pour un modèle qui ne crève pas les plafonds. Les mouvements les plus louches portent sur les cadrans de Daytona dits Paul Newman vendus seuls, ceux de couleur (crème, jaune, rouge etc.) ou marqués par les détaillants (Cartier, Tiffany’s, Serpico y Laino). La cible de ce trafic est le particulier. Les experts, surtout la douzaine qui filtre le flux de produits proposés en salle de ventes, sont capables de repérer les faux, les faux vrais, les presque vrais et autres nuances de gris. C’est ainsi que certains lots sont parfois retirés la veille de la vente. Mais d’évidentes anomalies génétiques sont présentées sans mention particulière par certaines maisons peu scrupuleuses. Une Datejust phases de lune ? C’est presque une blague. Méfiance aussi devant la vitrine d’un magasin d’occasions ou le poignet d’un malin qui susurre les mots magiques : rare, unique, vintage, tropicalisé, Newman ou Double Red. Le surnom est un appât si efficace…
La vente Antiquorum que nous mentionnons ayant eu lieu, nous connaissons maintenant les prix atteints par la 5513 banale et la 5512 .
La première n’a tout simplement pas trouvé acquéreur (la faute à un prix de réserve trop élevé ?) et la seconde est partie à 18 000 CHF (21 600 CHF frais inclus), soit en dessous de l’estimation. Mais le surlendemain, une vente chez Christie’s a produit un résultat dont l’hyperbole va dans le sens de notre propos. Une Rolex GMT Master 6542 de 1952, elle aussi « exclamation point » est partie à 87 000 CHF, commission incluse. Une de ses consœurs de 1958 est partie pour… 8125 CHF. Ce point de tritium à 80 000 CHF serait donc la matière la plus chère du monde ?
Un grand merci à Romain Réa, expert à Paris, et Osvaldo Patrizzi, PDG de Patrizzi&Co à Genève, pour leur temps et leur savoir partagés.
Par David Chokron