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Adrien PHILIPPE (1815-1894)

LE COURONNEMENT DE LA MONTRE PAR LE REMONTOIR
Avoir vingt-cinq ans, des idées plein la tête et de l’espoir plein le cœur, voilà qui fut le cas de maint jeune homme perdu dans Paris. Généralement, il est en quête d’un éditeur… auquel, selon son talent et avec un peu de chance, il apportera la fortune ou, au contraire, de solides raisons de se méfier des jeunes hommes, même lorsqu’il est certain de sa vocation.

Adrien Philippe

Adrien Philippe, lui, avait bien vingt-cinq ans, la tête remplie de projets et la certitude d’être entendu – à cet âge personne encore n’est aigri – mais ses préoccupations étaient sans rapport avec la chose littéraire. 
Horloger, il voulait apporter à Paris rien moins que la régénération de sa profession dans la capitale. Comment? Sur quelles bases? Grâce à un perfectionnement nouveau de son invention dont il était convaincu, cela va sans dire, qu’il ferait « prospérer l’établissement de Paris ». 
Charles Le Roy, le célèbre horloger était entré dans ses vues. Hélas, comme Adrien Philippe le relate lui-même, le maître eut à combattre l’influence de son premier employé, intéressé dans son commerce – et vraisemblablement jaloux du jeune provincial – qui était hostile à cette entreprise. Et il n’était pas le seul. Les ouvriers horlogers parisiens, un peu ivres des prérogatives nouvelles qu’ils avaient conquises sous la Monarchie de Juillet étaient, comme ceux de la plupart des autres corporations, jaloux de préserver les droits qu’ils venaient d’acquérir et plus préoccupés de leur représentation politique que de l’avenir du métier qu’ils avaient choisi. 
Les marchands, eux, voyaient surtout l’inconvénient commercial de l’invention, à savoir qu’elle les empêcherait peut-être d’écouler les stocks de montres à clef qu’ils avaient. Et voilà pourquoi le jeune Adrien Philippe en était réduit à parler de ses projets à un brave horloger artisan, installé au Palais Royal, M. Brunot qui, s’il comprenait parfaitement ce qu’il pouvait y avoir de visionnaire dans les idées de son jeune confrère, était tout comme lui démuni de ressources. Ce furent cependant les encouragements du brave homme qui firent vraisemblablement que Philippe ne renonça pas et qu’il persévéra dans ses recherches sur le plan technique. 
Citons Philippe lui-même : (Adrien Philippe: Les montres sans clef – Genève 1863.) 
« Ayant très peu de fonds, comme je l’ai dit, et devant compter surtout, pour faire face à mes charges, sur le travail de mes mains, c’était une espèce de nécessité pour moi de chercher plutôt des ressources dans les montres d’un prix élevé par le travail du mouvement. L’idée me vint d’entreprendre des montres sans clef. J’en avais entendu parler mais n’en avais jamais vues. Un horloger du Palais Royal, M. Brunot, m’encouragea dans cette idée. Il me montra une pièce de ce genre; mais à part les fonctions extérieures, je n’aperçus rien du mécanisme lui-même, attendu qu’il était caché sous le cadran ».

Sans remonter à la petite montre-bague construite par Beaumarchais pour Madame Du Barry, il est certain que plusieurs horlogers avaient créé des montres se remontant à l’aide d’un remontoir fixé au mouvement. On pense que Breguet lui-même en avait fait, mais c’était des pièces « expérimentales », très compliquées quant au mécanisme. 
En outre, les systèmes inventés précédemment n’eussent pas été applicables aux montres plates alors très en faveur et aucun d’eux ne comportait la mise à l’heure. Quant à la montre à laquelle Philippe fait allusion dans son texte, c’est vraisemblablement celle construite par Audemars. D’ailleurs, peu importe, car de toute évidence Philippe ne voulut pas prendre connaissance des travaux plus ou moins fructueux de ses prédécesseurs. 
Il le dit expressément lui-même: « Au milieu du travail ardent où se plongeait mon esprit en ce temps-là, je m’arrêtais à une résolution dont je nie suis toujours applaudi depuis lors. Sachant en effet combien les idées préconçues peuvent être nuisibles aux conceptions originales, ennemi d’ailleurs de la routine et des imitations serviles, je ne cherchai pas dans le moment à prendre connaissance des divers mécanismes existants, me promettant toutefois de les étudier plus tard pour juger du mérite relatif des différentes œuvres. Je n’eus, du reste, pas à me repentir d’avoir suivi mes instincts, car je fus assez heureux pour produire un système plus simple, plus solide et plus commode que tout ce qui avait existé jusqu’à ce jour. » 
Si les horlogers de la capitale n’avaient pas voulu – ou pas pu – croire à l’intérêt de l’invention de Philippe, la reconnaissance de ses efforts ne devait pas se borner, cependant, aux palabres encourageantes avec Brunot. En effet, en 1844, son invention valut à Philippe la première médaille de l’Exposition… et c’est là aussi, à l’Exposition, que M. Patek, de Genève, vit la montre à remontoir au pendant du jeune horloger et en comprit immédiatement l’immense intérêt.

Fabricant à Genève, M. Patek n’était pas technicien lui-même. Mais il avait un instinct commercial très sûr et était grand partisan de la suppression de la clef dans l’usage des montres. Il avait l’idée de vulgariser celles à remontoir, d’en entreprendre une fabrication spéciale et défaire dans ses ateliers toutes les parties depuis le métal brut. 
« A l’examen de la pièce qu’il avait achetée à Paris et qui provenait de ma fabrication », nous dit encore Philippe dans son ouvrage, « il entreprit la réalisation de ses rêves et par les informations qu’il prit sur l’auteur de l’invention, il jugea que j’étais l’homme qu’il lui fallait pour mettre ses projets à exécution ». 
M. Patek était également l’homme qu’il fallait à Philippe et qu’il n’avait pas trouvé dans ce Paris immense, capricieux, riche en inventions de tous genres au point de pouvoir en laisser échapper dix fois autant qu’il en retient. M. Patek ne perdit pas de temps. Immédiatement, il proposa à Philippe de devenir son associé et quelques mois plus tard déjà le jeune Français entrait dans la maison qui, sous la nouvelle raison sociale Patek, Philippe & Cie allait devenir l’un des plus grands noms de l’horlogerie contemporaine. Cependant, comme à Paris, la nouveauté eut à lutter contre les préjugés et le mauvais vouloir des intermédiaires qui, tout en appréciant les qualités de la montre sans clef, la voyaient d’un œil défavorable, toujours à cause de leurs stocks de montres à clef qu’ils craignaient de ne plus pouvoir écouler. Mais, cette fois, Philippe avait la sécurité d’une manufacture déjà connue et la puissance d’investissements financiers qui lui avaient manqué jusqu’alors. Et la suite des événements leur donna raison. 
Citons encore Philippe: « Grâce à nos efforts réunis, la fabrication des montres sans clef a pris un développement considérable, d’abord dans notre maison, puis dans la fabrique en général, car les autres fabricants y prenant goût à leur tour, ne pouvaient nous en laisser le monopole ».

Vint alors la période troublée de 1848 qui fit traverser à l’industrie horlogère une terrible crise, dont avec le recul des ans on peut dire qu’elle fut, pour certaines entreprises tout au moins, le temps d’arrêt nécessaire à de nouveaux essors. C’est ainsi que Patek et Philippe profitèrent de la stagnation absolue des affaires pour mettre à exécution le second point de leur programme: la mécanisation de l’entreprise. Et Philippe fit dans le cadre de sa manufacture ce que Leschot avait fait chez Vacheron & Constantin quelque huit ans auparavant. 
Se mettant résolument à l’ouvrage, il se fit mécanicien, construisit lui-même ses premiers outils et s’étant par la suite adjoint la collaboration de plusieurs techniciens de talent, il créa l’équipement mécanique qui allait permettre la fabrication des pièces de montres au moyen de machines-outils et leur interchangeabilité totale. 
En même temps, il conçut certains des plus beaux calibres qui devaient être employés dans la maison et dont un certain nombre ont été copiés et sont connus dans le commerce sous le nom de « calibres Patek ».

Ainsi ce fut Genève qui consacra l’invention de Philippe et en fit l’un des points de base du prodigieux essor de la montre au siècle dernier. Il ne faudrait pas être trop mauvaise langue pour dire que la fabrication de Genève, la « qualité de Genève », est pour une grande part le fait d’apports d’étrangers. Ce furent en effet les Huguenots français qui semblent avoir apporté l’horlogerie à Genève dès le XVIe siècle. Ce furent d’autres, Français et Jurassiens, qui y semèrent et y développèrent les principaux perfectionnements. Mais – il faut bien le dire – Genève et Genève seule sut reconnaître successivement le mérite de ces inventions.

Adrien Philippe était Français. Né en 1815 à la Bazoche-Gouët en Eure et Loire, il fut initié à l’art horloger par son père, héritier modeste mais authentique des traditions blésoises et, quoique horloger de campagne, très instruit de son métier. 
Toujours à la recherche de combinaisons nouvelles, il construisit plusieurs horloges munies de mécanismes originaux et fort compliqués avec sonneries, quantièmes, mouvements des corps célestes, etc. Dans le cadre où il travaillait, de tels travaux ne pouvaient guère l’enrichir, mais en revanche ils développèrent chez son fils le goût du bel ouvrage et l’esprit d’invention. Celui-ci, mis à l’établi dès l’enfance, n’eut bientôt plus rien à apprendre de son premier maître paternel. A l’âge de 18 ans, il résolut donc d’aller se perfectionner au dehors. Sans aucune ressource financière, il partit, comptant sur le talent de ses dix doigts et la richesse de son esprit d’invention. Il eut du moins la chance d’être toujours occupé dans des maisons sérieuses et sous des chefs consciencieux dans leur travail. 
Ce ne fut cependant qu’en 1836 qu’il eut entre les mains de belles pièces d’horlogerie chez un horloger du Havre, spécialisé dans la réparation et la vérification des chronomètres de bord. Puis ce fut Londres où, grâce à des efforts acharnés il se perfectionna encore dans son art et réussit à amasser un petit pécule qui lui permit de mettre à profit les connaissances qu’il avait acquises.

C’est alors qu’il vint se fixer à Paris, au moment où se fondait à Versailles une entreprise importante pour la fabrication des montres de poche. La production de la manufacture gouvernementale ne pouvait cependant qu’indigner un horloger aussi ambitieux quant à la qualité que le jeune Philippe. Associé à un jeune Suisse qu’il avait connu à Londres et ramené avec lui, il tenta alors, marchant sur les traces des Breguet, Berthoud et Le Roy notamment, de reprendre à Paris la grande tradition de la belle horlogerie. Hélas, la clientèle de l’ancien régime n’était plus, qui pouvait s’offrir des montres établies pièce par pièce, artisanalement, comme le faisaient les deux jeunes gens. Ils faisaient, en effet, le mouvement complet, soit l’ébauche, le finissage, l’échappement, les balanciers compensateurs, les trous en rubis et le repassage complet jusqu’au réglage. Pourtant, ils réussirent à produire jusqu’à cent-cinquante montres par an, chiffre élevé si l’on tient compte de leurs méthodes et des possibilités de vente extrêmement restreinte que leur offrait Paris.
C’est à cette époque que Philippe, toujours dans l’idée de promouvoir à nouveau l’horlogerie parisienne, se mit à l’étude de la montre « se montant et se mettant à l’heure sans clef ».

Il paraît inutile, en 1957, d’insister sur l’importance de ce perfectionnement. Le succès et l’histoire horlogère sont là. Ils prouvent que Philippe avait vu juste en essayant de doter la montre d’une pièce qui la rendrait autonome. 
Ce ne fut pas, et de loin, la seule création de l’horloger. Il créa pratiquement toute sa vie et pour ne citer que quelques-unes de ses trouvailles, il inventa en 1857 le ressort libre. Son application au barillet mettant en fonction le mécanisme de la seconde indépendante permettait de construire un calibre de forme élégante dans lequel le rouage et surtout l’échappement conservent les dimensions d’une pièce simple de même grandeur. Puis un balancier compensateur, divers modèles de raquettes, la tige brisée pour faciliter la mise en boîte du mouvement avec mise à l’heure à tirage, etc., etc.

Indépendamment de ces travaux techniques, Adrien Philippe publia de nombreuses études sur les questions intéressant l’horlogerie et notamment, en 1863, son livre «Les montres sans clef », un volume qui contient aussi un certain nombre d’articles sur les répétitions, le repassage et une étude sur la « nécessité d’une réforme dans la pratique de l’horlogerie », étonnante de lucidité et qui témoigne abondamment de son extrême amour de la profession. 
Citons-le: « Si, par nos efforts réunis et la volonté de tous ceux qui se livrent à notre belle profession, nous parvenions à créer un corps nombreux et respectable d’hommes de talent; si nous parvenions à attirer l’attention du public sur ce qu’il y a de beau et d’exceptionnel dans l’exercice d’un art si distingué et si utile pourtant à assurer à ceux qui le pratiquent dans les conditions de savoir et d’habileté qu’il requiert la considération qui leur est due, nous verrions les choses changer de face et s’ouvrir une ère de prospérité et de progrès à peine soupçonnée dans l’état précaire actuel. En effet, dans notre civilisation avancée, tout concourt à la réalisation de la plus grande somme de bien-être possible, et l’homme cherchant toujours le mieux, chaque progrès de l’industrie le rend plus exigeant. »

De telles vues donnent la mesure de l’homme que fut Philippe, technicien éclairé, mais aussi clairvoyant dans ses considérations quant à l’organisation du métier horloger, que précis dans ses calculs mécaniques. Il n’était que juste qu’un esprit aussi éclairé fût désigné comme membre du jury pour l’horlogerie en 1875 à Paris, en 1883 à Zurich, et en 1885 à Anvers. Mais, à septante ans, son état de santé ne lui permettait plus de prendre une part aussi active que par le passé aux travaux techniques. Au début de 1891, il céda sa place dans la maison Patek, Philippe & Cie à son fils Emile, que des études spéciales avaient préparé depuis longtemps à ce rôle important. En 1890, le gouvernement français avait reconnu ses nombreux mérites et lui avait décerné la croix de la Légion d’honneur. 
La Troisième République voyait peut-être dans cette récompense rarement accordée aux Français fixés à l’étranger le digne couronnement d’une carrière si bien remplie. Oserons-nous penser que Philippe y vit aussi un peu l’expression élégante du remord de ce Paris de Louis-Philippe qui n’avait pas voulu de son enthousiasme…