La dynastie des LIECHTI DE WINTERTHOUR, horlogers de 1489 à 1857
Christophe Colomb vient de découvrir l’Amérique. Le monde s’éveille du Moyen-âge au rythme des grandes inventions pour s’épanouir bientôt à la lumière de l’humanisme.
C’est alors que le jeune François 1er, roi de France, devient un fougueux instrument du destin. Fondant sur l’Italie du Nord à la tête de ses troupes, il bat complètement l’armée suisse qui occupait le Milanais: c’est la défaite de Marignan, en 1515. Cette date est décisive dans l’histoire de la Suisse, qui cessera désormais d’intervenir en Europe comme puissance militaire. Ce pays qui veut vivre, tout en renonçant pour toujours à l’expansion territoriale, devra songer à d’autres conquêtes: celles des marchés, qui plus tard vont s’ouvrir au travail suisse. Et c’est en 1515, précisément, par une coïncidence tout à. fait significative, qu’est installée la grande horloge astronomique de la cathédrale de Munich, « exportée » par la Suisse et due au génie de Laurentius Liechti, horloger à Winterthour.
En ce début du 16e siècle, notamment sous l’influence de la Réforme, la mesure du temps est retirée à l’Eglise qui en avait le monopole. L’heure entre dans le domaine public, les cadrans apparaissent sur les tours et bientôt les artisans, travaillant avec des mathématiciens, mettent au point les grandes horloges qui aujourd’hui encore sont considérées comme des chefs-d’œuvre, telle l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg, installée en 1571 par des horlogers suisses.
C’est à cette aristocratie des maîtres horlogers qu’appartient Laurentius Liechti, né probablement en 1489, mort en 1545.
De lui-même, on ne sait pas grand chose, si ce n’est qu’il jouissait d’un prestige assez considérable pour être fréquemment appelé à l’extérieur pour des expertises ou pour des réparations difficiles. Pendant les quelque trente ans de sa vie professionnelle active, Laurentius Liechti ne fabrique pas moins de 19 horloges monumentales pour tours d’églises ou bâtiments publics.
Plus de 400 ans après, six d’entre elles sont encore en place aujourd’hui et marchent parfaitement. Son ouvre maîtresse, à côté de l’horloge de la cathédrale de Munich qui n’a pas été conservée, est sans conteste l’horloge astronomique placée au-dessus d’une des portes de la ville de Winterthour et dont le cadran est reproduit ci-contre (fig. 1).
Laurentius Liechti eut deux fils horlogers, mais son oeuvre avait été si peu abondante qu’ils eurent de la peine à trouver du travail. Les horloges monumentales, astronomiques ou non, n’étaient évidemment pas des articles de consommation courante, et il se trouva tout simplement que la demande était satisfaite dans tout le rayon d’action des Liechti.
L’un des fils, Ehrard, décida alors de se consacrer à la fabrication de pendules. Les pendules sonnant les heures, connues déjà au 15e siècle, n’avaient pas de cage. Assez rapidement, l’exécution du châssis et la disposition du timbre de la sonnerie avaient évolué dans un sens décoratif, et certains éléments structurels prenaient bientôt un caractère nettement gothique, avec colonnes, arches et fleurs stylisées.
Erhard Liechti aimait la couleur, et il exécuta de forts beaux cadrans où dominent le bleu, le rouge et l’or.
Artisan hors pair, Ehrard possédait aussi ce qu’on aurait appelé plus tard le sens des affaires. Il faisait des pendules de types différents pour chaque catégorie de clients, petits bourgeois ou riches seigneurs, et proposait à tout acheteur un choix d’une richesse qu’on n’a plus jamais retrouvée après lui.
Il est évidemment impossible d’entrer dans le détail des œuvres dues aux nombreux Liechti, quand on sait que la descendance directe de Maître Laurentius comprend 113 enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, etc., représentant 11 générations couvrant une période d’environ 370 ans!
La chronique cependant, a conservé des éléments qui permettent de se faire une idée de l’esprit dans lequel ils travaillaient.
Les horlogers d’alors se considéraient apparemment comme des personnages sortant un peu de l’ordinaire, et ne craignaient pas d’afficher une certaine originalité, ainsi qu’en témoignent les fréquentes amendes inscrites au registre de la ville pour atteintes à l’ordre et à la tranquillité…
On voit encore qu’en 1630, alors que tous les hommes valides avaient été mobilisés pour construire d’urgence une nouvelle muraille autour de la ville (on était en pleine guerre de 30 ans), un certain Andréas Liechti refusa de se soumettre au travail obligatoire, préférant payer une forte amende plutôt que de faire comme tout le monde! Le sentiment de leur importance venait du fait que le déroulement de la vie quotidienne dépendait des horlogers, puisque la grande majorité de la population ne pouvait connaître l’heure que par les horloges publiques.
On a une idée de ce qui arrivait à une horloge privée de soins professionnels en lisant un rapport écrit par Hans-Kaspar Liechti, après une inspection faite à Zurich en 1639 :
» l’agglomérat de graisse et de poussière est si épais, dit-il, qu’il est impossible de découvrir le défaut du mouvement, et que « suivant l’heure du jour, selon qu’il fait chaud ou froid, cette masse est tantôt molle, tantôt dure, faisant que l’horloge avance ou retarde jusqu’à deux heures en un tour de cadran… « .
Cependant le nombre des horloges à entretenir reste limité et les nouvelles commandes rares. Aussi la vie d’un horloger n’est-elle pas facile. Tobias Liechti, lui, n’a jamais assez de travail pour nourrir sa famille, il a vingt enfants. Il propose au conseil de Winterthour, la construction d’une nouvelle horloge sonnant les heures et les quarts. Mais le Conseil rejette sa proposition, avant décrété, après longue délibération, que de nouveaux sons de cloche tous les quarts d’heure ne pourraient que plonger la population dans une confusion fâcheuse. Il faut relever à la décharge des autorités que le seul entretien des horloges publiques était un fardeau non négligeable pour le trésor. Car, en plus du prix payé à l’horloger pour son travail, la ville devait fournir au maître et à ses ouvriers le manger et le boire. Cette louable tradition sera d’ailleurs officiellement abolie par décret daté de l’an 1700, à la suite d’abus imputables à un certain Jacob Liechti, lequel a effectué une revision de l’horloge de la ville en présence de plusieurs notables, de représentants des corporations et d’amis, lesquels ont participé au repas dans la tour d’horloge et consommé un nombre redoutable de mesures de vin de la ville…
En 1690, abandonnant horloges et pendules, Hans-Ulrich Liechti se met à la montre de poche. Mais les difficultés économiques de cette période apparaissent clairement dans le fait qu’en dépit de ses talents Hans-Ulrich Liechti en est réduit à gagner sa vie comme forgeron. Il construit pour la ville une pompe à incendie. Pourtant sa situation financière empire. Sa grande pauvreté reflète, sans doute, l’état des horlogers de cette période, encore assombrie par l’influence restrictive des toutes-puissantes corporations.
Tous les efforts de Hans-Ulrich Liechti pour faire honneur à sa véritable profession sont vains, et il meurt finalement à 76 ans, dans l’indigence la plus complète.
L’histoire pourrait s’arrêter là, mais son fils Tobias, plein d’ardeur, finit par s’imposer aux autorités grâce à l’exactitude avec laquelle marchent les horloges qui lui sont confiées. Peu à peu, il remplace par le pendule, l’échappement primitif connu jusqu’alors. Mais avec les années, les difficultés continuent de s’appesantir sur la profession, et c’est pure merveille que cette famille, avec une obstination qu’alimente une véritable passion du métier, produise encore des horlogers.
En 1735, un autre Liechti essaie à nouveau de convaincre le Conseil de la ville qu’il est temps d’acheter une nouvelle pompe à incendie – qu’il fabriquerait.
Pourtant rien de son travail de forgeron et de serrurier n’apparaît dans l’exécution délicate et raffinée de ses pendules, dont un magnifique exemple, dans le plus pur style baroque, est la dernière œuvre d’un Liechti qui ait été conservée. Après lui, quatre générations encore se signaleront dans l’horlogerie, mais il n’est rien resté de leurs travaux.
Avec Jacob-Ulrich Liechti mort en 1857, s’éteint le dernier horloger de cette famille exceptionnelle qui, par son dévouement total à sa vocation ancestrale même dam les circonstances les plus difficiles, donne pendant près de quatre siècles un très grand exemple de fidélité à la cause de la belle horlogerie.