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Le régulateur a longtemps été l’instrument horaire le plus précis créé par l’homme.

Véritable garde-temps au sens propre, il servait de référence et d’étalon pour la mise à l’heure des montres.

Avec son cadran si particulier, il est aujourd’hui remis au goût du jour par de nombreuses marques horlogères, qui proposent grâce à lui des pièces originales et chargées d’histoire. Pourtant, au premier coup d’œil, on se demande s’il ne manque pas une aiguille à cette montre un peu spéciale. Mais en y regardant de plus près, on découvre que tout y est : aiguilles des heures, des minutes, des secondes. Elles ne sont simplement plus rassemblées sur un même axe (le canon) comme d’habitude, chacune ici a son propre cadran, son espace-temps à elle. Et malgré cette apparente liberté, elles suivent leur portion du temps de manière tout à fait synchrone, pour donner au final une indication de l’heure extrêmement précise, mais inhabituelle: c’est l’aiguille des minutes qui domine et anime le cadran de sa marche rapide, entraînant dans sa course les heures et les secondes, installées respectivement à 12 et 6 h. – ou plutôt à 60 et 30 mn.

Une lointaine histoire
Ce cadran déstructuré est caractéristique d’une montre exceptionnelle dans l’histoire horlogère, longtemps restée la gardienne du temps et la mère de toutes les horloges : le régulateur. Avec lui démarre une nouvelle ère de précision, qui voit l’avènement de la mesure du temps à la seconde près.

Aujourd’hui plusieurs marques remettent cette pièce d’horlogerie particulière au goût du jour, telles que Jaquet Droz, Chopard, IWC, Alpina, Chronoswiss, Paul Picot ou Louis Erard. Toutes ont récemment édité des modèles régulateur, qui se démarquent par un affichage du temps très particulier et s’appuient sur une histoire intimement liée à la mesure du temps exact.

La pierre philosophale
Apparu à la fin du XVIIe siècle, le régulateur est l’aboutissement de la quête de la précision ultime, du temps parfaitement régulier et linéaire. Le régulateur, c’est la pierre philosophale de l’horlogerie mécanique. 
Aujourd’hui, cette fonction de référence temporelle est assurée par des horloges atomiques, dont la régularité quantique a remplacé la mécanique puis le quartz dans l’étalonnage ultra-précis du temps. Mais avant l’avènement du régulateur, les horloges ont délivré un temps approximatif, avec des variations quotidiennes de plusieurs minutes. Elles nécessitaient en outre des ajustements constants sur le temps de référence : la marche des corps célestes. Ce temps approximatif a longtemps suffi à la vie quotidienne, mais le besoin d’une mesure du temps plus précise s’est fait cruellement sentir à mesure que les sciences et les techniques s’affinaient. Ce sont les astronomes qui, les premiers, ont requis des garde-temps plus exacts, et surtout plus réguliers. Pour observer les astres et en mesurer les circonvolutions, ils avaient besoin d’un instrument horaire qui conserve la précision de marche, jour après jour.

Ce n’est pas un hasard si les horloges les plus précises ont fait leur apparition dans les observatoires astronomiques : d’une part, le ciel a toujours été la référence du temps (le mouvement des astres, notamment la lune et le soleil, déterminant les saisons, les mois et les jours) ; d’autre part, l’étude du temps demandait à son tour des instruments de mesure fiables. Mais d’autres applications essentielles ne tardèrent pas à exiger à leur tour une chronométrie de pointe. En premier lieu, celle qui déterminera l’équilibre des puissances dans le monde : la navigation maritime. 
En effet, si l’observation des étoiles permettait depuis longtemps aux navigateurs de déterminer la latitude (position sur l’axe nord-sud), le calcul précis de la longitude (position sur l’axe est-ouest) est resté un problème insoluble jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Autant dire que les grandes découvertes maritimes de Christophe Colomb, Vasco de Gama ou Magellan sont dues plus à la chance et à la hardiesse de ces marins d’exception qu’à une quelconque fiabilité de leurs instruments de navigation. 
Henri le Navigateur, qui projeta la flotte portugaise au-delà des océans à la découverte de la route des Indes en contournant l’Afrique au XVIe siècle, ne déclarait-il pas déjà que le pays qui découvrirait le moyen de déterminer avec précision la position en mer dominerait les océans, le commerce et le monde ? L’histoire lui donna raison, et voulut que ce soit l’Angleterre qui résolut la première le dilemme longitudinal – et devint la puissance mondiale que l’on sait. Cette découverte fut encouragée par un drame maritime majeur, qui lança la course à la précision horlogère dont est issu le régulateur. Les recherches furent financées par les compagnies d’assurances maritimes et les gouvernements.

Pire que le Titanic. 
Le 22 octobre 1707, une flotte de la marine royale anglaise, de retour de Gibraltar, s’échoua corps et biens sur les rochers des îles Scilly, au sud-ouest des côtes anglaises, causant la perte de plus de 1600 marins. Pris dans la brume, les équipages n’avaient pas pu déterminer leur position. Un désastre de proportions plus terribles pour l’époque que le naufrage du Titanic, 205 ans plus tard, et qui frappa tout autant les esprits. Le 8 juillet 1714, le Parlement britannique adopta le « Longitude Act », par lequel il promettait la somme de 20 000 livres à qui trouverait une méthode permettant de déterminer la position exacte d’un navire en mer à moins d’un demi-degré de longitude. Une somme considérable, équivalant à l’époque à plus de dix vaisseaux et qui aujourd’hui correspondrait à quelque 2 millions d’euros. C’est John Harrison qui, en 1753, trouva la solution : il calcula la longitude avec précision, en utilisant comme principal paramètre dans les mesures des angles au sextant l’heure du port de départ.

L’horlogerie et la mesure du temps à la seconde près devenaient un enjeu planétaire. 
En 1761, il testa sa montre de marine H-4 lors d’un voyage aller-retour à la Jamaïque. De retour à Portsmouth, il découvrit que son garde-temps n’avait perdu que 1 minute 54,5 secondes depuis le départ d’Angleterre 147 jours auparavant. C’est ainsi qu’Harrison se vit attribuer le jackpot du « Longitude Act » – et la Grande-Bretagne la suprématie des mers. Jackpot qu’il n’encaissa qu’à son ultime souffle. Mais au-delà de cette découverte, l’heure précise devenait pour la première fois transportable et permanente, signant l’indépendance par rapport au temps de référence des observatoires. Jusqu’ici, ces derniers étaient la source du temps, où l’on venait littéralement puiser l’exactitude. C’était encore le cas au début du chemin de fer, par exemple dans le grand-duché de Baden en Allemagne. Un employé des chemins de fer allait chercher l’heure exacte à l’observatoire de Mannheim avant le départ du premier train, réglait sa montre de poche à la seconde près, puis l’utilisait pour mettre à l’heure les horloges dans toutes les gares le long de la vallée du Rhin ou de la Forêt- Noire. Il en était de même pour les horlogers à l’établi pour régler les montres qu’ils fabriquaient. 
Avec les progrès de la précision des chronomètres de marine, les horlogers, les chemins de fer ou les scientifiques qui en avaient besoin eurent accès à des horloges capables de conserver le temps avec des écarts quotidiens de fractions de secondes, puis de centièmes de secondes ou même moins à la fin du XIXe siècle.

Ce sont ces horloges de référence permettant de régler avec précision les autres montres que l’on a appelées régulateurs. 
Leur extrême précision provenait d’un pendule bimétallique à compensations sophistiquées permettant d’éliminer les imprécisions engendrées par les dilatations ou rétractions du métal en fonction des changements de température. Cette innovation se retrouve aujourd’hui dans les alliages spéciaux – ou maintenant le silicium – insensibles aux variations, utilisés pour la fabrication des balanciers spiraux qui règlent le tempo des montres mécaniques.

Mais pourquoi un cadran aussi étrange et déstructuré ? Simple question de lisibilité : une aiguille des heures centrée, en faisant lentement le tour du cadran, cache, ou pour le moins réduit pendant plusieurs heures, la lisibilité de l’aiguille des secondes sur son cadran à 6 h. En reléguant les heures sur un petit cadran à 12 h, et les minutes autour du cadran, la lisibilité de l’heure exacte en fraction de secondes est grandement améliorée. 
Cet agencement des aiguilles se retrouve sur certains chronomètres de marine, dont celui du célèbre amiral britannique Nelson, vainqueur de la bataille de Trafalgar. En remettant le régulateur au goût du jour, des marques horlogères offrent aujourd’hui aux amateurs de belles montres une « pièce maîtresse de l’histoire horlogère », comme l’écrit IWC à propos de son nouveau modèle Portugaise Régulateur. C’est en grande partie Jaquet Droz qui a relancé l’intérêt pour les régulateurs, « pour son importance historique et pour mettre en valeur les cadrans émaillés de la marque », explique Manuel Emch, son directeur général. 
La recherche de la précision extrême n’est qu’une référence symbolique : les mouvements qui battent dans ces régulateurs bracelets ne sont pas fondamentalement plus précis que les autres chronomètres. Il s’agit d’une petite complication supplémentaire. Mais par leur esthétique décalée, les régulateurs identifient leurs possesseurs comme des connaisseurs à même d’apprécier une pièce horlogère hors du commun.

(WA n°1) Par Grégoire Baillod