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L’énigme du spiral diabolique

Il désirait une montre pour sa fille. Il était fort distingué, d’une impeccable politesse, et jouissait, je l’appris par la suite, d’une fortune confortable. 
Il s’en remit entièrement à mes soins, se déclarant tout disposé à suivre mes conseils. Il posa une seule condition, comme sa fille était encore bien jeune, il jugeait inutile de consacrer à cette montre (la première qu’il lui achetait) une somme trop élevée. Bref, c’était le genre de client dont rêve l’horloger.
Sans la moindre difficulté, je lui vendis un mouvement 8 3/4″ de bonne qualité moyenne, avec dispositif pare-choc, dans une boîte métal chromé et acier. Elle lui coûta un peu plus cher qu’il n’avait prévu, mais il se laissa persuader de l’avantage d’une protection antichoc, suivant de bonne grâce mes explications. Considérant le nombre de montres de ce genre que j’avais déjà vendues, j’étais parfaitement convaincu qu’elle donnerait pleine et entière satisfaction, et que d’autres affaires en résulteraient.
Quelques jours plus fard, il pénétrait à nouveau dans mon magasin, toujours aussi courtois, mais quelque peu déçu, ennuyé, troublé.

– Cette montre que vous m’avez vendue, dit-il en me la tendant, a tout à coup commencé à galoper… elle avance d’une façon extravagante… 
Ah ! bon, pensai-je, ce n’est rien. Un cas qui se produit tous les jours. Une jeune fille… tempérament nerveux… un mouvement brusque… le spiral qui accroche. Je ne pris même pas le peine d’ouvrir la montre, mais la fis monter à l’atelier tandis que je présentais à mon client le diagramme d’une montre et lui expliquais ce qui était arrivé.
Il écouta attentivement ma petite conférence gratuite et parut ajouter foi à mes éclaircissements.

La montre revint de l’atelier avec un message aux termes duquel le rhabilleur, en l’ouvrant, avait trouvé le spiral parfaitement dégagé, fonctionnant de manière irréprochable. La montre avait été contrôlée sur la machine à observer la marche, et l’on avait constaté qu’elle accusait une légère avance, comme il se doit. Le spiral avait probablement accroché et s’était ainsi défendu.
Je fournis également toutes ces explications à mon client, qui me quitta l’air un peu plus aimable qu’à son arrivée.

La prochaine fois qu’iI apparut, quelques jours plus tard, il n’était ni aimable, ni poli.

– Cette montre que vous m’avez vendue, me déclara-t-il sur un ton d’irritation évidemment justifiée, poursuit ses excentricitésElle ne sert absolument à rien… elle n’indique pas l’heure juste. Et j’ai dit à ma fille ce que vous m’avez raconté à propos du spiral ; elle vous présente ses compliments et me prie de vous signifier que vous débitez des sornettes. Ma fille ne fait pas de mouvements violents, n’a pas de sursauts, n’exécute pas de tourbillons avec ses bras. Quand elle a l’intention de se livrer à de tels exercices, elle commence par enlever sa montre. C’est la première qu’elle possède ; elle en est très fière et en prend le plus grand soin.

Fâcheuse situation. Je fis ce que je pus. Je m’excusai. Je portai la montre à l’atelier, et nous constatâmes que le spiral « collait ».

– Je suis vraiment désolé, Monsieur, lui dis-je. C’est là précisément l’un des ennuis auxquels nous sommes exposés dans notre métier. Cette fois le spiral est ce que nous nommons «collant » ou huileux, et c’est là la cause du dérangement.

– Qu’entendez-vous par là ?

Je me lançai dans une nouvelle conférence gratuite

 Il peut arriver qu’une très minime quantité d’huile glisse ou soit projetée de la pierre sur les spires du spiral ; il en résulte que deux spires adjacentes se collent l’une à l’autre, ce qui réduit l’amplitude des oscillations et se traduit par une avance excessive. Ce phénomène se produit occasionnellement, bien qu’assez rarement, et n’a rien à voir avec la qualité de la montre. Il se peut que, lors de l’assemblage, comme il s’agit d’une montre neuve, quelqu’un ait commis une erreur et ait lubrifié un peu trop généreusement les pierres de l’échappement.

– Je vois. Et… pouvez-vous arranger cela ?

– Bien entendu. Vous devez malheureusement nous laisser la montre un ou deux jours pour le nettoyage du spiral et un nouveau réglage. Mais elle sera prête la semaine prochaine. Je suis désolé du dérangement.

– Bon, d’accord. Mais j’espère que cette fois-ci il ne se produira plus rien de semblable !

– En aucune façon, Monsieur… Je puis vous assurer que cette montre marchera impeccablement quand vous repasserez.

Le spiral fut nettoyé et le contrôle de marche donna toute satisfaction. Mon gentleman se présenta lui-même pour la prendre, et je lui réitérai mes excuses.
Trois jours plus tard, il me la renvoyait par la poste. J’ouvris le paquet moi­-même et lus la lettre incluse, véritable chef-d’œuvre d’éloquence. Elle récapitulait tous les faits, correctement et sans exagération, à partir du jour de la vente, en un style littéraire mariant harmonieusement un chagrin contenu et un légitime ennui. Il concluait en quelques formules dignes et bien sonnantes, exigeant le remplacement de la montre ou le remboursement de ce qu’il avait payé.
J’ouvris la montre et examinai le mouvement. Les spires intérieures du spiral adhéraient les unes aux autres, et son action était pratiquement nulle.

Je relus la lettre. Puis on m’appela au téléphone. Je décidai ensuite de me rendre moi-même à l’atelier et de discuter l’affaire avec notre chef rhabilleur. Avant d’y aller, je jetai un dernier coup d’oeil au mouvement : il fonctionnait parfaitement, chaque spire du spiral oscillant avec une vigueur, une régularité, une harmonie magnifiques à contempler…
Je racontai toute l’histoire au chef d’atelier. Nous examinâmes le mouvement. Nous nous assurâmes qu’il n’était pas aimanté. Nous discutâmes l’affaire avec le rhabilleur qui avait nettoyé le spiral.

– Cette montre a-t-elle séjourné en vitrine? demanda le chef. – Oui, lui dis-je.

– Alors ça doit être ça. De la vapeur d’huile!

Je n’avais jamais entendu parler d’une telle affaire. Mais après trente ans d’activité dans l’horlogerie, je garde l’esprit ouvert et j’apprends chaque jour quelque chose de nouveau.

– Que voulez-vous dire ?

– La chaleur de l’éclairage. Ce mouvement doit être rempli de vapeur d’huile, qui peut se coaguler suffisamment pour faire adhérer les spires à l’occasion. Cela expliquerait pourquoi il se libère de nouveau – par évapo­ration. Il nous faudra nettoyer tout le mouvement.

C’était, ma foi, plausible, bien qu’un peu extraordinaire. En tout cas, il n’existait aucune autre explication raisonnable.

– Vous êtes bien sûr qu’il n’y a pas d’aimantation ?

Nous prîmes la boussole miniature et la plaçâmes exactement sur la pierre pare-choc. Après les quelques vibrations initiales, l’aiguille resta parfaitement immobile.

 Très bien. Je vais lui écrire. Faites bien attention au nettoyage… et con­trôlez tout le reste…

– Je m’en occupe moi-même, promit le chef.

Je composai l’une de mes meilleures lettres à un client.
Je l’assurai que nous avions réellement nettoyé le spiral, que nous ne nous étions pas contentés de le prétendre. Je lui signalai d’un ton de reproche, d’autant plus effectif qu’il était en même temps retenu et digne, que nous n’avions pas l’habitude d’annoncer à nos clients que nous avions exécuté un travail quand tel n’était pas le cas. 
Après ce début impressionnant, j’en arrivai au sensationnel mystère de la vapeur d’huile, autre révélation émergeant du cratère à surprises qu’était l’antique et honorable profession horlogère.

Je jonglai avec les volts, les watts et les ohms de notre vitrine, narrai avec éloquence les avatars de l’huile bouillant dans les pierres comme un morceau de lard dans une casserole, et l’incroyable comportement du spiral de Mademoiselle sa fille, dont j’avais été le témoin impartial. Une fois de plus je m’excusai, une fois de plus je promis que la montre donnerait satisfaction. Et une fois de plus j’invoquai la bonne fée qui avait présidé à ma naissance, lui murmurant qu’il devait y avoir des façons plus agréables de gagner son pain quotidien…
En toute modestie, c’était une lettre absolument remarquable. Quand je l’eus terminée, j’étais tout prêt à croire à ce que j’avais écrit. Quel dommage que ce ne fût pas la vérité…

Notre chef rhabilleur me donna la solution de l’énigme quand je le vis le lendemain matin.

 J’ai passé des heures sur cette montre hier soir, me dit-il. Je l’ai complètement démontée et nettoyée ; puis je l’ai remontée et remise en marche. Elle fonctionnait parfaitement. Puis j’ai bu une tasse de café et je suis retourné à mon établi. Le spiral accrochait de nouveau.
J’ai retiré l’échappement et j’ai renettoyé le spiral. 
Peut-être ne l’avais-je pas bien fait la première fois. J’ai remonté le mouvement. Il marchait par­faitement. Puis j’ai fait autre chose. Quand je l’ai de nouveau examiné… il accrochait de nouveau !

– Mais que diable…

– J’ai fini par trouver : c’était le cliquet de retenue de la pierre pare-choc qui était fortement aimanté. Uniquement cette partie du dispositif antichoc et rien d’autre. J’ai contrôlé tout le reste…

– Mais quand nous avons mis la boussole…

– Le cliquet devait se trouver juste au-dessous de l’axe de l’aiguille, de sorte qu’elle n’en était pas affectée.

Aujourd’hui la montre marche parfaitement et donne toute satisfaction ; le client a dépensé depuis un montant substantiel pour d’autre achats. Mais il continue à croire au grand mystère de l’huile évaporée, et il m’en reparle chaque fois qu’il revient. Je n’ai eu ni le temps ni le cœur de le détromper.

PAR PIERRE AUDEMARS