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Le client mécontent

L’art de la vente ne consiste pas simplement à vendre des montres. Un vendeur doit encore être à même de vendre des impondérables tels que la tradition d’un métier ancien et honorable, le « good-will » qui est le but ultime d’un commerce normal, et l’honnêteté et l’intégrité de la maison qu’il représente. Mainte vente importante a été effectuée – malgré les apparences – sans qu’une montre ait été posée sur le comptoir. Tant d’éléments peuvent pousser un client à acheter une montre dans tel magasin qu’il n’est pas exagéré de dire qu’une vente en puissance a commencé chaque fois que la porte s’ouvre.

Pour la majorité des clients, l’achat d’une bonne montre est un événement qui compte dans leur vie. Ce n’est donc pas une chose entreprise à la légère. Des jours et parfois des semaines s’écoutent avant que la personne ne prenne cette décision qui, pour elle, est très importante. Lorsque tel acheteur paraît, un peu gêné et timide – souvent aux heures de pointe – pour demander un renseignement ou un prix, combien de ventes possibles ont été perdues faute d’un peu de tact, de patience, de compréhension ? 
Lorsque la vieille dame vous apporte une broche ancienne dont l’aiguille est cassée, ou une chaînette à réparer – menus travaux qu’il est impossible de facturer à leur coût réel – de combien de ventes posez-vous les fondements tandis que vous la servez ? Les vieilles dames, parfois, ont d’innombrables petits-enfants, et une fortune respectable. Et lors de réparations, combien de montres ont été vendues, tout à fait inconsciemment, à des clients qui ont été enchantés et reconnaissants de la marche d’une montre ou d’une pendule après un rhabillage.

Et le client mécontent ? Dans notre métier, plus que dans aucun autre, il présente un problème des plus importants. En fait, il offre aussi la meilleure occasion d’exercer véritablement l’art de la vente, la vente non d’objets, mais de valeurs. Il y a trois manières de répondre à un client mécontent, mais une seule est à recommander. 
On peut essayer de discuter avec lui, et perdre immanquablement sa sympathie et sa clientèle. J’entends bien discuter sagement, car aucune dispute n’a jamais eu de bons résultats et un client mécontent est invariablement dans un tel état de colère que toute argumentation est à la fois futile et nuisible. On peut aussi essayer de présenter des excuses, dont l’effet est généralement aussi mauvais. Qui s’excuse, s’accuse.
La seule attitude juste est d’être tout à fait franc, de dire la vérité et de manifester du regret. Et si possible de chercher à expliquer la raison pour laquelle il y a eu motif à mécontentement, car un client mécontent est généralement un client ignorant.

L’autre jour on m’a appelé pour un client extrêmement irrité et déçu. La conversation qui suivit fut à peu près celle-ci
– Bonjour. Êtes-vous le patron ?
– Oui, Monsieur. Puis-je faire quelque chose pour vous ? – Bon. J’ai à me plaindre.
– Je regrette d’apprendre cela. Qu’y a-t-il ?
– Cette montre. Elle ne va pas. Je l’ai reprise la semaine dernière. Je vous ai versé une grosse somme d’argent pour la réparation. Tout ce qui peut arriver à une montre était arrivé à celle-ci – c’est vous qui me l’avez dit. Elle devait être nettoyée, il n’y avait plus d’huile, les pivots étaient pliés, le ressort était fatigué, les pierres étaient fendues, le verre laissait passer la poussière, le remontoir branlait, la couronne n’était pas la bonne, et ainsi de suite… – Si nous vous avons dit tout cela, Monsieur, il est à présumer que c’était la vérité.
– C’est possible. Le fait que la montre marchait bien lorsque je vous l’ai apportée influence peut-être mon jugement.
– Et alors…
– Et alors, comme je viens de le dire, je suis venu la reprendre il y a une semaine, et ai payé cette facture exorbitante, sans sourciller. La montre a marché deux jours, puis s’est arrêtée. J’ai voulu être tout à fait équitable, pour le cas où j’aurais oublié de la remonter, et j’essayai encore une fois. Elle s’arrêta de nouveau le lendemain matin. Depuis lors elle n’a plus marché. Regardez, elle ne marche pas. J’ouvris la montre et l’examinai rapidement. Les aiguilles avaient assez de place, le verre était assez haut, le ressort n’était pas cassé et le balancier paraissait en bon état. L’échappement était parfaitement libre, mais la force ne venait pas. Il semblait que quelque chose obstruait le train d’engrenage. J’ouvris la bouche pour parler, mais je ne fus pas assez rapide. – Je ne sais pas ce que vous pensez, mais je peux vous donner mon opinion. Je trouve que c’est tout simplement écœurant… – D’accord, mais…
– Ecœurant et inadmissible qu’une maison qui a une réputation comme la vôtre se permette de traiter ses clients de pareille façon. – Permettez-moi de vous dire, Monsieur…
– Il est bien clair que cela n’est que de l’escroquerie pure et simple. Vous prenez mon argent sous de faux prétextes. Vous prétendez que vous allez remettre la montre en état et vous ne le faites pas…
– Je sais, mais…
– Preuve en soit cette montre, ici, qui ne marche pas, et votre facture, là, que vous avez acquittée lorsque je vous ai versé l’argent… – Laissez-moi vous dire, Monsieur…
– Il est plus qu’évident que le travail que vous m’avez facturé n’a pas été fait. – Cela ne prouve pas…
– Voilà pourquoi je suis ici. Je veux que vous fassiez quelque chose. Je n’entends pas du tout me laisser faire. Je veux que vous parliez au responsable de cette situation et…
– Très bien, je le ferai. Maintenant, Monsieur, voulez-vous me laisser aussi placer quelques mots ?
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que je vous écoute patiemment depuis que vous êtes arrivé. Maintenant, vous serez sûrement d’accord que c’est à moi de parler. J’ai écouté votre réclamation. Elle est parfaitement justifiée. Vous avez tout lieu d’être ennuyé. Mais veuillez m’écouter un petit instant.
– C’est bon, allez-y.
– Merci. Comme vous le savez, nous avons ici un très important service de réparation. Nous recevons environ 150 montres par semaine. Notre réputation, je crois que je peux le dire, est peut-être la meilleure du pays. Mais, et c’est là que je voulais en venir, il nous arrive de nous tromper. – Que voulez-vous dire ?
– Ce que je dis : il nous arrive de nous tromper. Parfois les montres sont mal réparées.
– Ah vraiment ? Vous le reconnaissez ?
– Assurément. Pourquoi ne le reconnaîtrais-je pas ? Nous ne sommes pas infaillibles…
– Comment, que voulez-vous dire ?
– Encore une fois, ce que je dis. Nous ne sommes pas infaillibles. Nous ne sommes pas des surhommes. 

Nos horlogers sont des êtres humains qui accomplissent au mieux de leurs capacités une tâche extrêmement délicate et difficile. Ils sont humains, comme vous et moi. Ils ont leurs problèmes et leurs ennuis, leurs difficultés et leurs déceptions, leurs chagrins, leurs soucis et leurs craintes, et toutes ces choses affectent leur travail. Ils ont des ennuis d’argent, des ennuis de santé, des ennuis avec leur femme, avec leurs enfants, ils se font du mauvais sang, ils sont fatigués, leur main tremble, ils oublient et ils commettent toutes les erreurs que l’humanité commet depuis que le monde est monde. 
« La proportion des erreurs, et ceci peut être prouvé, est extrêmement minime.
Une partie de mon travail consiste à la réduire encore. Je fais tout ce que je peux, mais de telles choses arrivent parfois. C’est précisément pour cela que nous donnons une garantie avec chaque travail, pour que nous puissions remettre les choses en ordre à nos frais et non pas aux vôtres. »
– Je vois.
– Maintenant, veuillez me confier votre montre encore une fois. Nous allons la démonter complètement, contrôler chaque pièce et trouver ce qui ne va pas. Puis nous l’observerons au porter pendant quelques jours, et nous vous aviserons dès que nous serons satisfaits de sa marche. Voici votre reçu. – Merci, Monsieur. Je dois vous dire que je suis très reconnaissant, je ne comprenais pas…
– Du tout, Monsieur, je vous comprends très bien, vous aviez tout lieu d’être ennuyé. Je ne puis que vous présenter des excuses, au nom de la maison, pour tous les ennuis et dérangements que nous vous avons causés. – Pas du tout. Je crois que c’est à moi de vous présenter des excuses, et de vous remercier de la peine que vous vous donnez.
– Merci beaucoup, Monsieur. Au revoir.
– Au revoir, Monsieur.

Il sortit. Mais la porte s’ouvrit à nouveau.
– Bonjour, Madame. Puis-je vous être utile ?
– Je l’espère bien, sinon il va y avoir de la musique ! Cette pendule que j’ai achetée ici, l’autre jour…

Par Pierre AUDEMARS