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Le voyage de l' »ISIS »

Les horloges N°6 et 8 furent embarquées sur la frégate l’ «Isis» commandée par M. d’Evreux de Fleurieu, enseigne de vaisseau de Sa Majesté, et chargé de faire un voyage aux Antilles. L’itinéraire prescrit était: Rochefort, Cadix, Canaries, Cap Vert, Martinique, Saint-Domingue, Terre-Neuve, Canaries, Cadix, Rochefort.
Les observations devaient être faites séparément par 2 observateurs, en présence des officiers embarqués sur la frégate et constatées par des procès-verbaux signés de tous les officiers présents. Les instructions du Roi disaient que les observateurs« devaient essayer les diverses méthodes qui avaient été proposées jusqu’alors pour la détermination des Longitudes en mer et de rendre un compte exact de ce qu’on peut attendre de chaque méthode et de la supériorité que les unes peuvent avoir sur les autres »

L’exécution de ces instructions aurait pris beaucoup de temps et nui à la tâche principale qui était l’observation des horloges marines. Cependant, de temps en temps, on détermina la longitude au moyen de la Lune, de la distance de la Lune à une étoile fixe ou des satellites de Jupiter.
Les horloges ne furent jamais déplacées durant le voyage ; elles étaient fermées chacune sous 3 clés différentes : l’une en mains du Commandant de la frégate, la seconde chez M. Pingré, chanoine et astronome-géographe de la Marine, chargé de faire les observations avec M. de Fleurieu, et la troisième chez l’officier de quart.
L’épreuve dura du 10 novembre 1768 au 21 novembre 1769, soit 376 jours.
L’ « Isis », frégate de 20 canons, était un petit vaisseau fortement secoué par la mer.
Durant le voyage, la température à l’intérieur des cages des horloges a varié de 0 à 25° Réaumure.

Objet des observations

M. de Fleurieu chercha à déterminer la régularité absolue de chaque horloge dans l’intervalle d’une vérification à la suivante. Ces vérifications (il y en eut 14 en-tout) consistaient en la détermination de l’état des horloges dans un port de longitude connue où l’on pouvait avoir l’heure exacte. Il voulait se rendre compte de « l’erreur qu’on avait à craindre à la fin de chaque traversée en venant atterrir sur la foi de ces machines à la hauteur d’un port dont la longitude avait été fixée antérieure par des observations astronomiques »

Mais on ne peut déduire la régularité des horloges par la simple comparaison des marches diurnes au commencement et à la fin d’une période ; il est encore nécessaire de tenir compte des observations faites au port de départ et à un port de longitude connue. On verra alors quelle erreur on aurait fait en se fiant aux horloges.
Le tableau suivant indique l’erreur qu’on aurait faite en se fiant à,, l’horloge N° 8 (la meilleure des deux).

Ces résultats remarquables ont d’autant plus de valeur que les épreuves furent longues et sévères (vaisseau fortement secoué, température très variable).
Pendant les six premiers mois, l’horloge N° 6 a aussi bien marché que l’autre ; plus tard, il n’en fut plus de même. Cette supériorité de l’horloge N° 8 avait été prévue par Ferdinand Berthoud ; elle fut annoncée dans une déclaration écrite adressée au Secrétaire d’Etat à la Marine un peu avant le début des épreuves.
Les observateurs ont recherché la précision de la détermination de la Longitude par les horloges en utilisant, pour l’intervalle entre 2 vérifications, une marche moyenne entre les marches au début et à la fin de l’intervalle. Enfin ils ont vérifié l’état des horloges deux fois dans un même port mais à des époques différentes, par exemple à l’aller et au retour.
L’erreur de l’horloge N° 8 aurait été d’un peu plus de 2/3° après 144 jours, un peu moins de 2/3° après 214 jours et de 3/4° après 287 jours. Rappelons que le prix du Parlement britannique était promis au chronomètre qui aurait, après 42 jours de voyage en mer, donné la longitude à un demi-degré près. En utilisant la marche moyenne, l’horloge N° 8 aurait indiqué la longitude avec une erreur de 1/20° après 144 jours, une erreur de 1/12° après 214 jours et 1/8° après 287 jours. Cette horloge aurait mérité le prix du Parlement anglais.
Ici il ne s’agissait pas d’obtenir un prix, mais de déterminer, les qualités des horloges emportées par la frégate. Ainsi on ne manqua pas de créer des conditions très défavorables pour éprouver les horloges: on fit, au retour, 5 décharges simultanées de tous les canons de la frégate pour voir si le feu de l’artillerie nuirait à la bonne marche des horloges. Celles-ci étaient placées non loin des canons. Le résultat du tir fut l’arrachement des fermetures des horloges mais on ne constata aucun dérangement ni dans le mécanisme ni dans la marche des horloges.

Précautions prises par les, observateurs

Sous le titre : Voyage fait par ordre du Roi en 1768 et 1769 à différentes parties du monde pour éprouver en mer les horloges marines inventées par M. Ferdinand Berthoud (Paris, Imprimerie Royale, 1773, 2 volumes), M. d’Evreux de Fleurieu publia, par ordre du Roi, une relation très détaillée des épreuves auxquelles furent soumises les horloges N°’ 6 et 8.
La valeur des observations consignées dans cet ouvrage ne dépend pas seulement des horloges, des observateurs et de leurs méthodes, mais aussi des précautions prises pour éviter des erreurs. L’observateur doit être méfiant envers tout ce qui touche aux observations et notamment envers, lui-même.
La lecture de l’ouvrage dont nous avons donné le titre éveille l’impression que les observateurs des horloges marines ont pris toutes les assurances contre tout ce qui aurait pu fausser les résultats qu’ils enregistraient. Le jugement porté sur les horloges marines de Berthoud paraît être bien fondé.
Le plus grand soin a été apporté au montage des horloges sur le vaisseau, les précautions les plus minutieuses ont été prises pour qu’aucune personne non autorisée ait accès aux horloges ; celles-ci ont été soigneusement contrôlées au départ au moyen d’une comparaison faite avec l’horloge astronomique de l’observatoire de Rochefort. La lecture de l’heure est faite par les deux observateurs : MM. de Fleurieu et Pingré et la moyenne des lectures fait foi. En même temps que la lecture de l’heure, note est prise de la température et de la pression barométrique. L’heure locale est déterminée en mesurant la hauteur du Soleil ou d’une étoile au moyen de l’octant à réflexion. Enfin, tous les soins sont voués pour que le transport à bord de la frégate n’occasionne aucune perturbation dans la marche des horloges.
Pour calculer l’erreur sur la longitude, il faut connaître cette dernière, soit par des observations astronomiques, soit par une carte marine exacte ; or les cartes à la fin du XVIIIe siècle étaient encore entachées de grossières erreurs.

Quelques remarques au cours du voyage      

Le navigateur doit tenir compte de certains facteurs peu connus ou variables suivant les saisons, tels que courants marins, vents, incertitudes des cartes, effets des vagues, de la houle. Il essaie de juger si un résultat heureux, n’est pas dù à la compensation d’une erreur par une autre de signe contraire : la marche des horloges et l’erreur de la carte marine.
Le voyage de l’Isis devait permettre de comparer les deux méthodes en compétition : l’estime et les horloges. Pendant une traversée, par exemple, celle de Sainte-Croix de Ténériffe à Gorée, l’estime et les horloges ont donné le même résultat.
Avant l’atterrage à La Martinique, les horloges, à un certain moment, indiquaient qu’on était à 18 lieues de l’île tandis que les pilotes annonçaient 28 lieues. Les horloges avaient raison.
A la baie de Fort-Royal à La Martinique, on trouve pour la différence de longitude avec La Praya (île de San-Yago, Cap Vert) après 23 jours de navigation, une erreur de 1/3 de lieue par l’horloge N° 8 et 3/4 de lieue par l’horloge N° 6.
Le voyage Rochefort – Fort-Royal a duré 155 jours. Supposons qu’on n’ait pas connu les longitudes de Cadix, de Sainte-Croix, de Gorée, de Fort-Royal, on n’aurait pas pu vérifier l’état absolu des horloges. Après 155 jours de voyage l’erreur de longitude aurait été :

  • pour l’horloge N° 8, 2 1/3 lieues,
  • pour l’horloge N° 6, 2 lieues, dont elles portent Fort-Royal trop à l’Occident.

L’atterrage au Grand Banc de TerreNeuve se fit avec précision grâce aux horloges. Le climat de Terre-Neuve est brumeux ; il y eut 5 jours de brume épaisse et pourtant, au retour, les horloges n’accusaient aucune trace de rouille ; les pièces métalliques avaient conservé tout leur éclat.
Au retour, près de l’île de Madère, les horloges disaient qu’on se trouvait à 111/2 lieues de Funchal; d’après les pilotes il devait y avoir 48 lieues. Si les horloges disaient juste, on aurait dû voir l’île, mais l’horizon était embrumé ; cependant une éclaircie se fit qui laissa voir la côte sud-ouest à une distance estimée à 10-11 lieues.

Valeur de l’épreuve

Cette épreuve des horloges N° 6 et 8 remplit toutes les conditions qu’on peut exiger : 1. durée très longue, 376 jours, 2. variations très brusques de température qui a varié entre 0 et 25° R, 3. agitation continuelle, le roulis mesuré a été presque toujours de 20, 25 et 30° et a même dépassé 45°, 4. nombreuses vérifications faites parfois après un court intervalle de temps, 5. secousses formidables causées par le feu simultané de tous les canons de la frégate.

La marche diurne de l’horloge N° 8 tableau

Malgré les dures conditions que nous venons de mentionner, la marche diurne de l’horloge N° 8 a varié comme l’indique le tableau suivant :
Le retard a augmenté pendant le voyage, mais il a augmenté régulièrement.
Pour apprécier ces marches, il ne faut pas les comparer à celles d’un chronomètre de marine moderne. Ferdinand Berthoud ne connaissait ni le balancier bimétallique compensateur, ni les courbes terminales du spiral ; il utilisait un système de compensation réglable mais au prix de longs efforts ; l’horloge N° 8 a un échappement à repos et l’huile utilisée étais une huile organique, probablement végétale, qui rancissait rapidement. Il est probable qu’il faille attribuer au rapide épaississement de l’huile les fortes marches de la fin du voyage car l’amplitude du balancier avait diminué ce qui a permis à tous les facteurs perturbateurs de l’isochronisme de se manifester.
Après le retour de l’ « Isis », Berthoud se mit immédiatement à l’amélioration de l’horloge N° 8 et, en 1771, il donna au Chevalier de Borda la table des corrections suivante qui est bien meilleure que celle que nous avons donnée précédemment.

Jugement d’un marin   

L’horloge N° 8 aurait pu remporter le prix du Parlement britannique si ce prix n’avait pas déjà été attribué à John Harrison. Ferdinand Berthoud a donc aussi résolu – après Harrison et Pierre Le Roy – le problème des longitudes comme on l’entendait au XVIIIe siècle.
Il est intéressant’ de noter l’opinion de M. de Fleurieu, le commandant de l’ « Isis », qui s’est particulièrement occupé des horloges de Ferdinand Berthoud au cours d’un voyage de plus d’une année.
Voici ce que M. de Fleurieu écrit dans l’ouvrage signalé : « Tel est le résultat général de l’épreuve des horloges marines de M. Ferdinand Berthoud. On voit assez qu’en supposant même que ces machines ne pussent pas acquérir encore entre ses mains une perfection au-dessus de celle qu’on leur a reconnue, le moyen qu’elles offrent aux marins pour déterminer les Longitudes en mer, est déjà susceptible d’une exactitude supérieure à ce qu’exige l’usage de la Navigation et suffisante pour perfectionner la Géographie. Mais que ne doit-on pas attendre d’un génie fécond lorsqu’il est dirigé par la théorie et l’expérience ? On a tout lieu d’espérer que les nouvelles recherches dont ce célèbre Artiste s’est occupé depuis l’épreuve de ses horloges auront porté cette découverte au plus haut degré de perfection. Je n’ajouterai rien pour relever le mérite et le succès de son travail : il est au-dessus de l’éloge, comme au-dessus de l’envie. Je ne crois pas pouvoir le louer mieux qu’en exposant, en détail, dans le journal de ma navigation, les secours multipliés que ses horloges m’ont fournis, pour redresser l’estime, apprécier l’effet des courants et d la dérive, décider les atterrages, rectifier les cartes marines, dresser enfin, d’après les déterminations des horloges, une nouvelle Carte réduite de toute la partie du globe la plus intéressante, la plus fréquentée, connue sous le nom d’Océan atlantique ou occidental.. »

Conclusion        

Cette étude trop succincte des efforts de Ferdinand Berthoud dans le domaine de la chronométrie de marine montre les grandes qualités de l’horloger du Roi. Berthoud fut non seulement un grand artiste, un horloger habile connaissant à fond son métier ; il possédait les connaissances théoriques si utiles au praticien. On peut être étonné de le voir défendre des opinions déjà peu défendables à la fin du XVIIIe siècle, mais toujours il avance des raisons de bon sens ; il n’ignore pas les acteurs agissant sur la marche des horloges, mais parfois il n’évalue pas bien l’importance de l’un ou de l’autre facteur.
On ne peut pas avoir tous les talents il est certes regrettable que Ferdinand Berthoud n’ait pas eu une connaissance approfondie de la physique et de la mécanique de son temps. Car il avait ce qu’on appelle l’esprit scientifique, le sens de la recherche expérimentale ; il savait observer et inventer, puis construire des instruments tels que sa balance élastique ; enfin il savait douter et ne croyait jamais avoir atteint la perfection.
Avec des idées scientifiques plus claires, Berthoud aurait perdu moins de temps dans ses essais et serait arrivé à des résultats encore plus satisfaisants:
Il est ridicule et vain de regretter, mais on peut imaginer ce qu’aurait été pour l’horlogerie un être ayant la main et la curiosité d’esprit de Ferdinand Berthoud avec l’intelligence et les connaissances scientifiques de Christiaan Huygens.

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