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On dit l’horlogerie suisse très attachée à son patrimoine, son savoir-faire, à la tradition.
Toutes ces valeurs, souvent mises en avant dans les communications des marques institutionnelles, laissent croire, par instants, que le temps lui-même s’est arrêté de tourner dans les vallées jurassiennes et autres ateliers genevois.

On aurait tort de croire les montres sujettes à de profondes évolutions en ce qui concerne leur construction. Quelques spécificités nationales départagent les pièces anglaises de celles françaises dans les plus belles années du XVIIIe siècle. Cependant, la technique de fabrication des montres était la même sur la place Dauphine à Paris que dans Cecil Street à Londres ou encore à La Chaux-de-Fonds où avait brillé Daniel JeanRichard, un homme capable, dit-on, de reproduire à la main un instrument horloger d’un vendeur de chevaux anglais.
Cette ville, comme d’autres en Suisse, tenait sa place dans le monde de l’horlogerie en faisant des produits de qualité simples ou compliqués à petit prix et à la façon des Français ou des Anglais selon la demande du marché. Logique dans ces conditions que des horlogers des pays concernés se soient plaints de la piètre qualité de ces ouvrages.
Pure rhétorique, car en vérité, beaucoup des merveilles mécaniques de la fin du siècle des Lumières en provenance des vallées du Jura étaient largement aussi bien faites que celles réalisées dans les capitales européennes et n’en différaient en rien physiquement.
La raison de ce talent ? Le bon niveau de connaissance des habitants, y compris dans les campagnes, le goût du travail et un coût de main d’œuvre faible faisaient la différence. On sait que le salaire moyen d’un ouvrier paysan des Franches-Montagnes était, en moyenne, près de deux à trois fois moins élevé que celui d’un manouvrier parisien. Il était alors tentant de faire produire certaines de ces pièces dans un pays où la réalisation, à qualifications égales, était largement moins onéreuse… Le résultat qu’il entraîna à l’époque devrait justifier d’une réflexion de fond, car l’histoire possède cette étrange faculté de souvent se répéter.
Si les commanditaires faisaient exécuter à vil prix quelques centaines de calibres, ils ne pouvaient empêcher, distance aidant (il fallait plus de dix jours de calèche pour se rendre à la Chaux-de-Fonds en venant de Paris), la prolifération de serviles copies. Comble du cynisme, elles portaient régulièrement la signature contrefaite des maîtres qui, par ailleurs, étaient souvent suisses.

UN PRODUIT À LA RECHERCHE DE SON ÉQUILIBRE

Longtemps, on l’oublie, les manufactures, dont la première fut celle de Frédéric Japy (né en 1749 et actif dès 1777), ont fabriqué en grande quantité des mouvements de montres considérés par les horlogers de grand renom comme franchement médiocres. Ceux-ci inondaient pourtant le marché des campagnes. Les colporteurs itinérants se faisaient fort de les vendre aux paysans lors des foires aux bestiaux.

Ce commerce n’empêchait pas les maîtres de tous pays de fort bien cohabiter avec ces reflets de la proto-industrie. Ils élaboraient des compositions mécaniques sur des bases de calibres dits «Lépine» dont la conception leur permettait de travailler en finesse, le symbole par excellence d’un luxe ultime, en opposition aux oignons populaires.
Les merveilles techniques différaient aussi dans leur mode de régulation de celles du peuple. Lorsque les belles références du début du XIXe siècle étaient à échappement à cylindre, les produits destinés au peuple conservaient un mode de régulation hérité du XVIIIe siècle.
Ainsi, les pièces les plus élaborées, et d’un prix parfois indécent, s’adressaient en priorité aux plus riches. Pourtant, avec l’accélération de la révolution industrielle en Europe continentale et l’émergence d’une population plus instruite à «l’honnête niveau de vie», les manufactures commençaient à envisager une puissante reconversion.

LE TEMPS D’UN ÉLECTROCHOC

Tout allait se jouer dans la seconde moitié du XIXe siècle.
En 1850, en Suisse, aucune montre ne possédait de pièces interchangeables.
Les entrepreneurs en étaient restés à une fabrication en parties brisées, autrement dit, chaque marque faisait encore appel aux petits établisseurs qui fournissaient les pièces détachées demandées. Après venait l’assemblage et l’ajustage par roulage des composants. La part manuelle était considérable, mais les salaires peu élevés autorisaient cette pratique. Seulement, les Américains arrivaient et le volume de leur production pouvait mettre à mal les manufactures helvétiques.
Les «Riverside » de Waltham de la fin du XIXe siècle n’avaient rien à envier aux calibres Zenith ou Omega, pas même leur prix souvent inférieur.
Après l’Exposition universelle de Philadelphie en 1876, Les enfants de Louis Brandt, mais également la plupart des établisseurs sérieux de Suisse prirent conscience que leur mode de fabrication était totalement obsolète et qu’il allait être laminé par les nouveaux arrivants qui ne tarderaient pas à envahir le marché avec des produits de très haute qualité à bon prix.

LA FOUDRE ET LE PARATONNERRE

Pas de doute, il fallait réagir. En 1879, la maison Louis Brandt & Fils s’installait à Bienne et intégrait les activités pour concurrencer les horlogers du bout du monde. Globalement, la mécanisation modifia profondément l’esthétique des calibres, car le mode de fabrication devait influencer l’architecture d’une montre.

Vers 1880-90, les grandes entités passaient progressivement de l’échappement à cylindre (qui allait devenir celui des montres populaires) à l’ancre, un échappement libre plus précis. En 1894, le célèbre calibre Omega, celui-là même qui donnera finalement son nom à l’entreprise, vit le jour.
Il n’était en rien un calibre orthodoxe suisse. Sa construction le faisait ressembler à ceux en faveur aux USA. Mais il n’y avait rien d’étonnant à cela puisque, dans beaucoup d’ateliers, il était possible de trouver des tours dont les noms inscrits dans la fonte grise stabilisée avaient des consonances particulièrement anglo-saxonnes. Qu’importe finalement, puisque le travail était suisse et donc gage de qualité (déjà).
L’énergie déployée et l’opiniâtreté des plus grandes marques installées dans les vallées inaccessibles devaient finalement déstabiliser les manufactures américaines et leur survivre.

PRENDRE LE CONTRÔLE DES OPÉRATIONS

Une certitude, l’horlogerie du pays des montagnes jurassiennes avait brillamment réagi à la crise. Vers 1915, plus forte que jamais, elle entendait bien réussir le virage de la montre-bracelet et parvenir à se débarrasser des industries européennes concurrentes.

Une nouvelle révolution salutaire s’amorçait. Tournant en rond, le métier avait besoin de nouveaux challenges. La réduction en taille des mouvements de gousset et les améliorations à apporter aux calibres en matière de régularité horaire pour répondre à la demande allaient servir la cause des entreprises.
Le gain d’une décimale en précision journalière s’assortissait d’une réflexion de fond sur le mode de fabrication des montres de consommation courante. La chimie et la physique allaient rentrer dans le monde de l’horlogerie.
Charles-Edouard Guillaume, physicien, Prix Nobel en 1920, devait découvrir l’Invar, un alliage à base de fer et de nickel dont la particularité était d’être thermiquement stable. Associé à un balancier en bronze Béryllium, ce métal précieux en horlogerie allait résoudre l’irrégularité horaire des instruments horlogers portatifs et par là même les faire légèrement progresser. Autre évolution dont on mesure encore mal l’importance aujourd’hui (sinon peut-être les collectionneurs d’ancien étant confrontés à la fragilité des pièces): l’invention et l’introduction des parechutes dans les années 40-50.
Inventé par Breguet, le système ne devait être repris que cent-cinquante ans plus tard… Comme quoi les innovations permettant d’améliorer sensiblement les instruments horlogers sont parfois lentes à s’imposer.
Avec l’arrivée des boîtiers étanches et l’introduction des mécanismes de remontage automatique sous l’impulsion de Rolex en 1933, les équilibres industriels devaient s’en trouver chamboulés. Mais ce n’est pas tout. A peu près à la même date (la période était faste), Breitling développait un second poussoir pour ses chronographes et Longines en profitait pour placer dans ses calibres 13ZN une fonction de retour en vol, permettant, par pression sur le poussoir situé à 4 h, la remise à zéro de l’aiguille de chrono et son nouveau départ instantané. Bref, tout ce à quoi l’horlogerie de poignet pouvait aspirer fut inventé entre les deux conflits mondiaux, soit des années 20 aux années 40.

LES ANNÉES 50

Une fois les outils de production capables de répondre à la miniaturisation, les grands standards horlogers posés, les grandes marques vécurent de leur bien en proposant quelques évolutions d’ordre essentiellement esthétique.
Période faste sur le plan de la consommation, les marques réfléchissaient en zones de chalandise et en fonction de la concurrence.
Les années 50-70 furent sans doute les plus porteuses sur le plan économique. En pleine expansion, les marques suisses, lancées dans des phases de construction de montres essentiellement fonctionnelles, n’avaient d’yeux que pour le secteur mécanique.
Dans les années 50, les bureaux de recherche et de développement ne se penchaient pas le moins du monde sur les montres à quartz auxquelles aucun ingénieur d’alors ne croyait. Seulement, les piles de la firme Malory et les premiers condensateurs au silicium, enfin disponibles dans le courant des années 50, auraient dû faire réfléchir les bureaux d’étude. L’historiographie d’aujourd’hui, révisant assez largement l’approche nihiliste des ingénieurs suisses en ce qui concerne l’importance du quartz, tente de faire oublier combien le rejet et le retard pris dans ce secteur ont failli coûter la vie aux manufactures.

En somme, alors que tout était au beau fixe, les marques se sont laissées porter par les gains pharaoniques réalisés et ont négligé de se remettre en cause. Pire presque, entre 1948 et 1970, routine aidant, pratiquement rien n’a été fait pour améliorer le rendement des instruments et seuls deux nouveaux chronographes automatiques (celui de Zenith/Movado et celui du pool de travail Haas-Neveu, Léonidas, Breitling, Heuer et Büren) virent le jour pratiquement simultanément pour tenter de résoudre l’effondrement des ventes dans ce secteur, auparavant en pleine croissance. Toutefois, certains signes mécaniques auraient dû faire comprendre qu’une révolution allait se produire. A la dissection du mouvement de chronographe Calibre 11, tout indiquait une lente dérive dans les conceptions. «Brut de fonderie » comme disent les techniciens, ce calibre, pour exotique qu’il fut, était plus une compilation de savoir-faire qu’un vrai produit intégré. Mal né, il annonçait à sa façon la fin d’un règne dans les années 70-80… Dans ce climat strictement décadent, les montres à piles et régulées par un oscillateur à quartz n’avaient aucune difficulté à s’imposer.

L’EXPLOSION D’UN SYSTÈME

La nouvelle technologie devait pulvériser les structures industrielles classiques en pratiquement moins de trois ans. Les grandes marques n’avaient plus rien inventé et s’étaient contentées de travailler la cosmétique tout en augmentant les prix en période de crise pétrolière. L’idée devait contribuer à exciter les foules.
Comme les produits horlogers mécaniques classiques symbolisaient l’attachement à la tradition, ils allaient servir de catalyseurs aux jeunes montés sur les barricades en 68 et refusant les schémas sociaux traditionnels. En somme, la mécanique horlogère payait pour les erreurs d’éducation… Le contrecoup allait être brutal et les chômeurs nombreux. Seulement, les Suisses sont revanchards ou ont une bonne étoile.
Elle porte un nom: Swatch.
Elle se trouvait, par chance, dans les cartons des sociétés reprises par Monsieur Nicolas Hayek. Le destin, s’il en est un, allait faire de cette montre à trois sous, celle par qui l’embellie allait revenir. En seulement trois ans de crise, l’outil de production avait été, dans bien des cas, détruit. Personne n’ayant cru au retour possible de la montre mécanique après son éviction aussi rapide.

LE GRAND RENOUVEAU

Et pourtant, même l’incroyable est susceptible de se produire. Après une phase d’acquisition par les collectionneurs de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de l’horlogerie de poignet ancienne (car la mort programmée génère la spéculation), de nombreux investisseurs, sentant un retour possible sur le plan affectif, se jetèrent sur les cendres encore fumantes des sociétés horlogères pour les exhumer.
Faute d’outils de production et d’employés, ces marques moribondes achetèrent des mouvements mécaniques au seul distributeur pratiquement accessible portant le label Swiss Made: ETA.
Et l’on vit fleurir des montres «vintage» équipées de mouvements chronographes (ETA Valjoux 7750) et de calibres simples (2824 et plus tard 2892). Personne ne disant rien, les marques se relançant eurent des rentabilités à très court terme qu’aucune autre structure ne pouvait espérer atteindre.
Seulement, et c’est le défaut du commerce, les entrepreneurs se sont rapidement habitués à exploiter ces mécanismes génériques en grande quantité. Pour conforter les puristes dans leur quête d’absolu, ils ont exhumé le titre de manufacture qui, par chance, pour être employé en toute légalité, ne nécessite la fabrication que d’un calibre à l’interne.

LE GRAND RETOUR DE L’ÉTABLISSAGE

Le résultat est qu’aujourd’hui, faute de vouloir dépenser pour intégrer la fabrication des éléments nécessaires à la réalisation d’un calibre de montre, la plus grande majorité des maisons a pris le parti de déléguer à d’autres sociétés la réalisation de certains des composants de la montre qui portera leur signature.
Une fois les pièces réalisées partout dans le monde, elles sont renvoyées à la «maison mère» qui se charge d’une partie du montage avec ses employés et en délègue souvent une autre partie à des PME ou des artisans spécialisés dont la particularité est d’être systématiquement débordés et rarement prêts dans les délais.
Dans ces conditions, beaucoup de manufactures d’aujourd’hui, si elles en portent le titre, travaillent à l’ancienne à la façon des établisseurs. Seulement, le constat est accablant. Il semble qu’il faille une crise pour que l’horlogerie mécanique se remette en cause. Devant les profits records réalisés et l’impossibilité pour ETA de livrer les commandes demandées, Nicolas Hayek, sur un coup de gueule, a prévenu, courant 2001, qu’il cesserait de fournir les chablons des précieux calibres ETA.

Cette crise larvée devait inciter certaines des entités alors récemment rachetées par des groupes de luxe à commencer à se chercher des développeurs pour réaliser des mouvements «in house» afin de pallier une réduction des livraisons alors que la demande du marché se trouve en croissance.

LE PRIX DU GRAND RÉVEIL

Voilà donc qu’après tout juste vingt ans d’une profonde léthargie, l’horlogerie se réveille avec des velléités de retrouver son rang d’antan.
Au demeurant, son grand souci actuel est de parvenir à subvenir à ses besoins en calibres mécaniques dans le segment le plus élevé de ses créations. Logique puisque c’est encore celui qui rapporte le plus, tout en étant également celui sur lequel se fonde la communication. Globalement donc, depuis deux ans, les marques institutionnelles habituées à se reposer sur leur image entament une remise à niveau de leur parc de «moteurs». Evidemment, certains ne peuvent pas s’empêcher de tricher. Il arrive donc encore parfois de voir, chez les plus grands, une référence porter le terme de manufacture alors que le mouvement cité n’est en rien élaboré au sein de la manufacture qui l’utilise. Elles exploitent des créations réalisées par des entreprises spécialisées dans la fabrication de calibres comme THA, Christophe Claret, Dubois-Dépraz, Renaud et Papy, BNB et quelques autres encore.
Toutefois le danger menace pour qui pratique cette politique. Les amateurs sont de moins en moins dupes, les «blogs» horlogers et les sites de passionnés ne laissent plus rien passer (ou trop dès qu’il s’agit d’aficionados) et les supports spécialisés, s’ils veulent conserver leur audience auprès du lectorat, devront eux aussi, un jour, dénoncer ces comportements que personne ne condamne s’ils sont avoués.

LE FUTUR EST EN MARCHE

Alors, de toute évidence, le début du troisième millénaire marque quand même un tournant dans un univers où l’horlogerie semble enchaînée à ses valeurs passéistes. Si certaines marques voulaient récemment encore développer une nouvelle charte qualité pour certifier leurs créations, ces dernières ont été confrontées à une problématique dont l’évidence n’aurait jamais dû leur échapper: à quoi sert une machine de plusieurs milliers de francs quand le nombre de calibres à tester ne dépasse pas, annuellement et pour toute la Suisse, les 30 unités originales… Heureusement, depuis quelques années aussi, quelques horlogers indépendants, tout en étant très attachés aux valeurs du passé, savent s’extraire du carcan des habitudes pour créer des moteurs mécaniques vraiment innovants. Ce travail de fond est réalisé par des enthousiastes n’ayant globalement pas vécu directement la crise du quartz.
Ainsi, François- Paul Journe, avec ses calibres en or massif et ses complications modernes de classicisme, ou Felix Baumgartner, sans doute le moins communicant de tous, mais aussi le plus accessible et le plus doué, qui fait depuis 1996 de l’horlogerie comme le futur en demandera. Le jeune prodige a tout juste 30 ans et déjà sa partition mécanique vaut bien celle d’un Jaquet-Droz (l’inventeur au XVIIIe siècle des automates). L’avenir, des entrepreneurs brillants comme ceux qui ont fondé Hautlence ou des hommes comme Richard Mille l’ont également compris.
Depuis 2000, ce concepteur célèbre la modernité en jouant entre les lignes avec certains éléments issus d’une tradition horlogère ultramontaine et les mélange avec des composants tirés des nouvelles technologies. Cet horloger qui a sans doute contribué, sans le savoir (encore que), à révéler la vraie tendance d’une horlogerie récréative, mérite bien un petit applaudissement. Mais attention, comme maître d’un nouveau genre, il n’est pas question pour lui de baisser les bras un instant. En précurseur, il se doit à son public qui en redemande. Etre un horloger précurseur relève du sacerdoce…
Et il en est certains qui prendraient bien sa place… Comme quoi le monde de l’horlogerie est une jungle faite de rouages couverts de dents.

LE CYCLE DU TEMPS

On pourrait donc croire le temps cyclique. Si de grandes manufactures institutionnelles produisent, comme hier, un grand nombre de garde-temps et calibres originaux au sein de leurs propres ateliers, l’attitude actuelle des grandes entités à l’égard de la fabrication des montres ressemble de très près aux pratiques des comptoirs d’établissage, car elles travaillent selon la méthode dite en «parties brisées».
Autrement dit, elles font largement appel aux sous-traitants. Ceux qui agissent de la sorte utilisent souvent des calibres mécaniques génériques associés à des modules. Ces planches mécaniques sont parfois fabriquées à l’interne, pour Oris et le calibre 360 TAG Heuer par exemple, ou le plus souvent achetées chez des spécialistes dans la discipline, dont le plus connu n’est autre que la maison Dubois-Dépraz.
Si la construction modulaire n’est pas critiquable en soi, elle ne peut en rien résoudre tous les problèmes de l’horlogerie contemporaine. Son emploi, quoi qu’on en dise, est strictement limité à des pièces dont le prix de vente est inférieur à 2000 euros. Au-delà, la qualité intrinsèque du produit ne répond pas aux canons classiques du luxe.
En effet, cet univers exclusif ne se satisfait jamais d’un assemblage sinon dans le secteur des spiritueux. Par effet, le module horloger, purement fonctionnel, perd de sa magie et ne permet plus de justifier les prix élevés. On a souvent entendu dire que sa généralisation correspondait à l’attente du public de disposer de chronographes fins ou de montres équipées de fonctionnalités originales. Ces organes additionnels ont effectivement permis de répondre rapidement à une demande, mais n’ont jamais été considérés par les puristes comme une «panacée universelle».

LE GRAND VIRAGE DE LA CONSTRUCTION

Rien ne bouge donc en apparence dans le monde feutré de l’horlogerie. Cependant, en observant attentivement les nouveautés des trois dernières années, il est possible de sentir comme un frémissement dans la notion même de conception. Dans l’esprit, les marques IWC, Piaget et Panerai se sont donné le mot et sortent simultanément leur nouveau calibre de chronographe, la complication «in house» la plus accessible. Il semblerait que différentes autres maisons, possédant déjà ce calibre de base dans leur patrimoine (Jaeger-LeCoultre et Maurice Lacroix), aient décidé d’innover véritablement au risque de se tromper.
Si les calibres spéciaux ne représentent encore qu’un outil de promotion à destination des médias, la démarche d’une recherche accrue dans le domaine des nouveaux modes de régulation et dans celui des composants d’avant-garde est faite. Ainsi, ces dernières années, pour faire face à la concurrence que représente Seiko dans le secteur de la recherche et du développement, les grandes entités comme Patek Philippe, Rolex, Breguet et Ulysse Nardin se sont mises en tête de travailler de nouveaux matériaux comme le silicium en vue de les intégrer au sein des calibres mécaniques. Si l’approche est louable, les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de l’énergie dépensée. On sait aujourd’hui combien certaines avancées n’en étaient pas, et que le coût rapporté à l’amélioration réelle pèse lourd. Les ratés dans l’emploi de nouvelles technologies ne doivent pas faire perdre de vue que ce type de recherche est essentiel pour toujours ressourcer un métier naturellement enclin à s’enfermer sur la tradition.

RELOOKER POUR PLAIRE

Une chose semble évidente: les grandes entreprises tentent leur chance, chacune à leur niveau. De toute évidence, Richard Mille a poussé les marques à regarder du côté des nouveaux matériaux pour se rendre «glamour» sans se priver de ce qu’il faut de technicité.
Cela a incité Zenith à fabriquer un métal destiné à «upgrader» ses calibres El Primero vieillissants. Ce petit «lifting» à coup de Zenithium, s’il n’apporte rien sur le plan de la mécanique, est un bon coup marketing. D’autres utilisent le magnésium avec autant de succès, l’ARCAP (Urwerk), un métal léger issu du monde aéronautique, l’aluminium (Jaeger- LeCoultre), le titane dans tous ses grades (Hublot) et diverses bizarreries venues de l’espace comme la céramique (Chanel)… Face à ce catalogue, on finirait par croire qu’un mouvement mécanique n’est plus qu’une machine à faire du marketing.

On pourrait le croire si l’on considère la montre De Ville Hour Vision d’Omega d’un œil distrait. Cependant, il ne faut pas s’y tromper; ce calibre de manufacture, précis et visible à travers la carrure en saphir, joue la carte d’une modernité pragmatique ayant pour objet d’offrir à son acquéreur à la fois ce qu’il faut d’esthétique et la sécurité d’un fonctionnement sur la longue durée. Ce mouvement original devrait pouvoir être un jalon dans l’histoire. Moderne dans sa construction, il possède néanmoins les traits de ceux dont on disait, il y a dix ans, qu’ils étaient faits à la main par des horlogers dédiés à leur art. La communication mettait alors l’accent sur la tradition par opposition à la modernité que représentait le quartz. L’attachement à des valeurs souvent archaïques a donné les éléments par lesquels les horlogers sont parvenus à surmonter leur angoisse à l’égard de la toute puissante technologie informatique. Seulement, cette défiance a souvent bridé leur créativité au point qu’ils se refusaient presque à exploiter l’outil informatique. Si l’innovation fut longtemps interdite dans les bureaux d’étude dirigés par des horlogers survivants de la grande crise des années 70-80, elle est, depuis le départ en retraite de ces gardiens d’une orthodoxie parfois pathologique, considérée comme un outil susceptible de faire échapper l’horlogerie classique à la crise que certains pourtant présentent comme imminente.

ACTION, RÉACTION

Comme toujours chez les horlogers, la nuance se limite au réglage de la raquette de balancier. Un balancier que certaines enseignes ont doté de réglages dynamiques imposant à la montre de rentrer au Service Après Vente pour réglage, car il faut un outil spécial dont seuls les agents agréés disposent. La jeune génération, ayant soif d’exprimer son talent, fait actuellement un large usage d’ordinateurs surpuissants. Comme ces concepteurs d’un nouveau genre les maîtrisent comme personne et que ces «bécanes» bardées de quartz sont couplées à des machines-outils super précises, on en arrive actuellement à des constructions ahurissantes de complexité que personne ne cherche plus à décrire tant la composition mécanique échappe à l’entendement humain.
Ainsi, la dernière Master Compressor Extreme Lab de Jaeger-LeCoultre, la future Monaco V4 de TAG Heuer, la RM 015 de Richard Mille, ou encore la nouvelle Ulysse Nardin avec l’échappement Dual Ulysse révisé, sont les représentantes actuelles d’une nouvelle génération de montres dont l’essentiel est moins la précision que l’effet produit sur les rétines des amateurs.
Seulement, et c’est le souhait de tous les professionnels conscients du risque que représente une fuite en avant faite sans discernement: il faut savoir regarder le passé et analyser les éléments qui ont précipité la chute de l’horlogerie en 1970 pour éviter de retomber dans les mêmes pièges. L’engouement actuel pour la cosmétique des mouvements et des habillages et les recherches sur les matériaux ressemblent étrangement aux travaux menés par Tissot avec l’Idea 2000, la montre en plastique et en fibre de verre conçue à la fin des années 70.
Avec un peu de paranoïa et ce qu’il faut de lucidité, il est possible de se demander si l’attitude des concepteurs actuels à l’égard de la technologie n’est pas la même que celle qu’avaient les marques dans les années 70. Cette question est d’autant plus d’actualité que cette petite révolution de l’image intervient au moment même où une autre révolution – silencieuse celle-ci – impose lentement une technologie qui, tout en pouvant être associée à des complications recherchées, prend le meilleur des technologies du quartz et de la mécanique pour en créer une troisième, infiniment meilleure… Et, si l’on n’y prend pas garde, dans trente ans, les spécialistes de l’horlogerie commenceront peut-être leurs articles ainsi: Il était une fois en 1969, puis une seconde en 2009…

Par Jean Tournier