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Isaac HABRECHT (1544-1620) Chronométrie ad majorem gloriam dei

« Et voilà pourquoi l’horloge ne marche plus! » Imposant, sonore et gonflé par l’importance de sa fonction, le Suisse de la Cathédrale de Strasbourg venait de terminer son explication invariable. Celle-ci avait, tout aussi invariablement, pour effet d’impressionner encore un peu plus les visiteurs, déjà troublés par la solennité monumentale de l’édifice.

Devant eux, l’extraordinaire horloge morte dressait l’architecture de ses cadrans aux aiguilles désormais immobiles et de ses automates paralysés. Et les étrangers se taisaient, glacés d’horreur par l’explication à laquelle le Suisse venait d’apporter ce définitif « c. q. f d. »: lorsque l’horloge avait été achevée, les Strasbourgeois s’étaient enquis d’un moyen sûr d’empêcher son constructeur d’aller en établir une aussi belle en quelque autre pays et, pour avoir toutes garanties à cet égard, ils avaient décidé de lui crever les yeux. Ainsi fut donc fait. Mais l’esprit du constructeur – dont on imagine qu’il ait pu s’attendre à d’autres marques de reconnaissance – s’était ensuite vengé en enlevant à son œuvre certaines pièces-clef dont il avait seul le secret. Voilà pourquoi, un beau jour de 1789, l’horloge avait brusquement cessé de fonctionner. 
Depuis lors, le brave Suisse répétait inlassablement sa terrifiante histoire, qu’il tirait d’une ancienne légende fort répandue, encore que, comme bien l’on pense, elle n’eût rien de vrai. Il évitait ainsi habilement de dire que le chef-d’oeuvre construit par Isaac Habrecht, deux siècles plus tôt, avait été tué net par les interventions de réparateurs probablement trop peu habiles pour assurer le «service» de la mystérieuse mécanique…

Quoi qu’il en soit, il fallut attendre jusqu’en 1842 pour que le mathématicien et constructeur de machines J.-B. Schwiglé réussisse à la remettre en marche, après restauration complète, réalisant ainsi le rêve de son enfance. Le seul qui en eût peut-être conçu quelque humeur, le Suisse de l’époque révolutionnaire – que cette résurrection aurait obligé à renoncer à son commentaire traditionnel – avait depuis longtemps quitté ce monde, et ses successeurs ne racontent plus qu’Habrecht avait eu les veux crevés pour salaire de sa merveilleuse horloge… On sait d’ailleurs maintenant qu’il est mort à Strasbourg, le 11 novembre 1620, à l’âge de 76 ans, célèbre dans toute l’Europe et laissant à ses descendants, formés à son école, un atelier spécialisé dans la construction de… reproductions miniatures plus ou moins exactes de son chef-d’œuvre.

Il est né en 1544, sixième des treize enfants de Joachim Habrecht et dont trois – Jean, Josias et lui-même – devaient le suivre dans la carrière horlogère, inaugurant une triple lignée de chronométriers qui, pendant plus d’un siècle, étendirent la réputation que leur père avait fondée. 
A Diesenhofen en Thurgovie, dont il était originaire d’abord, puis à Stein am Rhein et enfin à Strasbourg, où il se fixa dès 1539, Joachim Habrecht s’était en effet déjà rendu célèbre comme maitre horloger. 
En 1545, il fut appelé à Soleure pour achever l’horloge astronomique de la Tour Rouge que le fameux Laurent Liechti n’avait pas eu le temps d’achever. Puis, de retour à Schaffhouse, il érigea l’horloge de la Tour Saint-Jean et celle, plus fameuse encore de la Tour du Poids Public (Fronwaagturm), horloge astronomique qu’il termina en 1564 et qui marche toujours.

Les fils étaient donc à bonne école et, en assistant leur père dans la construction et le gouvernement des horloges de sa bonne ville, ils reçurent une formation qui explique le rôle considérable qu’ils jouèrent dans cet assaut d’horloges que commençaient alors à se livrer les villes germaniques. Il est étrange en effet – et peut-être révélateur du génie particulier de deux cultures – de voir comment, pendant que la Florence des Médicis, la Venise des Doges, la Milan des Sforza, la Rome des Papes rivalisaient de palais et d’œuvres d’art, les cités alémaniques et rhénanes cherchaient à se surpasser l’une l’autre par la taille, la beauté et surtout la complication de garde-temps monumentaux dont elles ornaient leurs cathédrales et leurs édifices publics. Là, on s’enlevait les grands artistes; ici, on cherchait à attirer les meilleurs horlogers… 
C’est ainsi que Jean, l’aîné des fils de Joachim Habrecht fut appelé à Zurich où on lui confia la charge de Gouverneur des horloges. Il avait vingt-cinq ans, mais il avait aussi la caution que représentait la renommée de son père. C’est ainsi également qu’Isaac et Josias, ayant entendu parler des difficultés que le mathématicien Conrad Hasenfratz dit Dasypodius rencontrait pour trouver un horloger capable de terminer la construction d’une nouvelle horloge astronomique – qui devait être la plus belle de toutes – se mirent en route pour Strasbourg, au début du printemps de 1571.

L’ancienne horloge de 1354 – qui portait le nom de l’«Horloge des Trois Rois» parce qu’en plus d’un calendrier marquant les jours et les heures, d’un coq qui chantait, d’un astrolabe décrivant le cours du soleil et de la lune, elle comportait un groupe d’automates figurant les Rois Mages qui s’inclinaient devant la vierge – était hors d’usage et le montage de celle qui devait la remplacer n’avançait guère. Les calculs nécessaires avaient été entrepris, dès 1540, par le mathématicien Herlin, le médecin Michel Stern – à cette époque, les médecins étaient versés en astronomie et en astrologie – et le théologien Nicolas Bruckner. Herlin était mort avant de mener son œuvre à chef, Conrad Dasypodius avait été désigné comme son successeur, mais Strasbourg n’avait toujours pas d’horloge.

C’est donc avec bienveillance que le vénérable Dasypodius accueillit les deux frères Habrecht, surtout que ceux-ci lui apportaient, en guise de certificats: Isaac, un mouvement d’horlogerie actionnant un astrolabe planisphère et Josias, qui n’avait pas vingt ans, une pièce simillaire compliquée. 
Avant de les engager pour reprendre les travaux comme le recommandait Dasypodius, le Conseil de Strasbourg exigea cependant – ô sacro-sainte administration ! – un papier, en l’occurrence une attestation de la ville de Schaffhouse. On devine que les fils du Gouverneur des Horloges n’eurent pas de peine à l’obtenir et les Strasbourgeois, rassurés, purent y lire, entre autres détails, que l’on avait été si satisfait des travaux qu’Isaac et Josias avaient effectués lors de l’érection de l’horloge astronomique du « Fronwaagturm » qu’on les avait gratifiés chacun de… quatre aunes de drap. Tant et si bien que le 26 juillet 1571, le Conseil de Strasbourg signait la convention par laquelle il confiait à Isaac et Josias Habrecht la construction de l’horloge qui devait éclipser toutes celles que l’on avait vues jusqu’alors.

Gageons que les bons bourgeois de Strasbourg eurent un dernier sursaut d’inquiétude, lorsque les deux Habrecht leur demandèrent de pouvoir construire le mécanisme chez eux à Schaffhouse et… 200 florins d’acompte pour l’achat des matières premières nécessaires. Ils s’exécutèrent tout de même et, avant que ne s’achève l’été de 1572 – soit tout juste un an plus tard – ils virent arriver sur le Rhin quatre grosses péniches ayant à leur bord nos deux jeunes horlogers et les mécanismes parfaitement au point.

Il fallut une autre année pour le montage, le raccordement et l’agencement des automates : les jours de la semaine figurés par Diane pour le lundi, Mars pour le mardi, Mercure pour le mercredi, Jupiter. Vénus, Saturne et Apollon pour les quatre derniers jours; Sa Majesté la Mort et les quatre Ages, le Christ et l’Oriflamme de la Résurrection, les Apôtres et le fameux Coq, symbole de la vigilance, pour ne citer que les principales figurines qui s’ajoutaient aux cadrans « scientifiques» de l’horloge : le Globe céleste, où sont représentées quelque 5000 étoiles et dont l’aiguille indique le temps sidéral; le Calendrier civil, qui donne le temps vrai, les mouvements de la lune, les éclipses solaires et lunaires, les heures,lever et du coucher du soleil pour chaque jour, ainsi que – à perpétuité et automatiquement – le quantième du mois, les jours bissextiles et les dates des fêtes mobiles, la date et la fête Saint du jour; le «comput ecclésiastique » qui donne pour l’année le millésime, le cycle solaire, le nombre d’or, l’indiction romaine, la lettre dominicale, les épactes; le cadran pour l’indication du temps moyen, un planétaire et un globe lunaire.

Simultanément, deux peintres, Schaffhousois eux aussi, et amis des Habrecht, les frères Tobie et Josias Stimmer, assumaient la décoration de l’œuvre. Le même désir de minutieuse perfection les guidait et peut-être – c’est une hypothèse, mais elle parait admissible si l’on considère le remarquable ensemble allégorique que constitue l’horloge – une même foi où l’on décèle l’influence des sciences occultes et notamment de l’alchimie. Le symbolisme traditionnel des peintures révèle, à tout le moins, une inspiration tirée de connaissances parfaitement définies et non pas d’une fantaisie d’ailleurs impensable à l’époque dans une cathédrale.

Vers la fin du printemps 1574, l’horloge était complètement achevée. On fit quelques essais et, le 24 juin, jour de la Saint-Jean, eut lieu la mise en marche solennelle… La merveilleuse machinerie, qui donnait un panorama complet des notions chronométriques, fonctionna parfaitement jusqu’en 1789. Il ne fallut pas si longtemps pour en faire l’un des joyaux de l’art liturgique. On venait voir l’horloge de partout, on la vantait comme un chef-d’œuvre, comme une nouvelle merveille du monde. On conçoit aisément dès lors que la réputation des Habrecht ne mit pas longtemps à s’étendre. Leur gloire fut telle, en tout cas, que la Corporation des serruriers-horlogers de Strasbourg en prit ombrage et leur chercha noise. Elle imposa à Isaac – Josias était parti rejoindre son autre frère à Zurich – la présentation d’un chef-d’œuvre, quand bien même il avait déjà été reçu maître horloger à Schaffhouse.

Il répondit par une horloge astronomique table qui confondit les plus malveillants des examinateurs. Ayant ainsi satisfait aux exigences corporatives, maître Habrecht put s’établir définitivement à Strasbourg. Son « contrat » de 1571 avec les autorités de la ville lui imposait d’ailleurs d’instruire quelques artisans de l’entretien de son chef-d’œuvre, mais il est plus que probable qu’il n’ait pas jugé très sage d’en abandonner le gouvernement à des mains qui, au début tout au moins, auraient pu se laisser aller à exercer sournoisement sur son horloge une jalousie et une hostilité que l’on ne lui avait guère cachées. Cependant, d’autres cités ne tardèrent pas à réclamer ses talents, notamment Heilbronn sur le Neckar où il acheva, en 1580, une autre horloge astronomique, et Ulm sur le Danube, l’année suivante… Ce qui prouve bien qu’on ne lui avait pas crevé les yeux, comme le veut la légende.

Il exécuta également de nombreuses horloges pour le compte de « privés ». En 1583, par exemple, il livra au banquier Fugger d’Augsburg une horloge astronomique qui, pour n’avoir pas les proportions monumentales de celle de Strasbourg n’en est pas moins – au contraire – un chef-d’œuvre. Ainsi quarante ans durant, pendant que ses fils Abram et Isaac II s’apprêtaient à reprendre sa succession, il confirma une maîtrise géniale qui fait de lui le plus grand des Habrecht.

Les pièces conservées dans les collections, remarquables du point de vue ingéniosité horlogère, comme du point de vue artistique, attestent que son œuvre figure une tentative extraordinaire de chronométrie complète où la minute devait toujours être située par rapport à l’infinie course des astres, le temps mesurable par rapport à l’éternel, le profane par rapport au sacré et – peut-être le rythme de l’existence humaine par rapport aux pulsations du divin.