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La montre de poche de MOZART (article paru en 1957)

Quelque part dans le monde, où elle est, parmi d’autres pièces rares, la perle d’une collection privée, ou peut-être oubliée chez quelque horloger, se trouve une montre de poche de grand intérêt historique : celle de Wolfgang-Amadeus Mozart.

Son histoire est intéressante.
La vie de Mozart est suffisamment bien connue, et nous laissons aux musicologues le soin de la raconter en détail. Nous ne mentionnerons donc, dans les lignes qui suivent, que les événements se trouvant en rapport direct avec l’histoire de sa montre.

L’enfant prodige, virtuose, compositeur et chef d’orchestre s’est déjà acquis une renommée brillante dans son pays et à l’étranger, et nous le trouvons à l’âge de quinze ans, soit en l’année 1771, rentrant d’une tournée dans les villes du nord de l’Italie. 
Peu de jours après son retour à Salzbourg, au mois de mars, l’enfant Mozart reçoit, par l’intermédiaire de son ami et protecteur le comte Firmian, une demande de la Cour impériale. Le comte commande à l’enfant, d’ordre de l’impératrice Marie-Thérèse, une Sérénade dramatique qui devra être exécutée à l’occasion du mariage de son fils, l’archiduc Ferdinand, avec la princesse Maria Ricciardi Beatrice de Modène. Le mariage sera célébré au mois d’octobre.
Malheureusement, le livret de l’œuvre n’était pas encore écrit et c’est à la fin du mois d’août seulement qu’il fut remis à Mozart. 
Le jeune compositeur se mit à l’œuvre au mois de septembre, et en l’espace de quinze jours il avait achevé la composition de la Sérénade. 
L’appartement qu’il occupait avec son père à ce moment n’était pourtant guère propice à la concentration, mais le jeune homme ne semble pas en avoir été incommodé. Au-dessus était un professeur de violon, un autre à l’étage au-dessous, un maître de chant occupait une pièce contiguë et à proximité un hauboïste s’exerçait à journées faites.

Le mariage fut célébré le 15 octobre, avec tout le faste convenant à l’union de deux grandes maisons royales. Les festivités durèrent plusieurs jours.
Deux jours après la cérémonie nuptiale, donc le 17 octobre, la sérénade de Mozart fut exécutée. Elle était intitulée « Ascanio in Alba », et le jeune compositeur de quinze ans dirigeait l’orchestre lors de la première représentation. 
Le succès en fut prodigieux, à la grande consternation des autres musiciens qui se produisirent également au cours des fêtes qui suivirent le mariage impérial. Même l’œuvre de Hasse, le musicien le plus en vue de l’époque et un ami de la famille Mozart, fut éclipsée.

L’impératrice Marie-Thérèse fut ravie de la sérénade et de son exécution. Elle fit don au jeune Mozart d’une montre en or portant au dos son portrait, peint en émail, plus une somme d’argent. La cour fit grand cas de lui.
Les remarques de Léopold Mozart au sujet du succès remporté par son fils furent plutôt réservées, mais favorables. Dans une lettre adressée à sa famille, à Salzbourg, après l’exécution de l’œuvre, il écrit « Je regrette que la Serenata de Wolfgang ait passablement éclipsé l’opéra de Hasse. Marie-Thérèse, pour marquer sa satisfaction, a donné au compositeur une montre en or, avec des diamants, et portant son propre portrait, en plus de ses honoraires. »

Montre de Mozart

Le fait que la montre a survécu près de deux siècles nous permet de la décrire ici en détail et de l’illustrer.

C’est une petite montre à double boîtier, dont le boîtier extérieur est en or. Le cadran est en émail blanc, avec chiffres arabes, entouré de petits diamants facettés, dont deux cents sont encore intacts. Les aiguilles sont aussi serties de minuscules diamants. Le dos porte une petite peinture ovale en émail de couleurs vives représentant le portrait de l’impératrice Marie-Thérèse. Un cercle de petits diamants et une guirlande de feuilles en émail vert entourent le portrait. Le boîtier extérieur s’enlève au moyen d’un petit dispositif à ressort et le cadran et le mouvement sont contenus dans un boîtier intérieur également en or.
Le mouvement à verge porte la signature du célèbre horloger français jean-Antoine Lépine, de Paris, qui fut horloger attitré de Louis XV, Louis XVI et Napoléon Ier.
Cette pièce s’identifie comme ayant appartenu à Mozart par l’inscription d’un nom et d’une date gravés à l’intérieur de la cuvette W. A. MOZART 1786

On a beaucoup conjecturé au sujet de cette date. La montre fut offerte à Mozart en 1771, quinze ans plus tôt. Plusieurs explications ont été présentées. Etant donné que Mozart n’était encore qu’un adolescent lorsque la montre lui fut donnée, il est possible que son père l’ait conservée par devers lui, peut-être jusqu’en 1786. Il faut se souvenir que les aspirations à la célébrité de Léopold Mozart excédaient de beaucoup ses propres possibilités. Il est clair qu’il cherchait à obtenir, par le génie de son fils, le succès qu’il ne pouvait mériter lui-même. Quoi de plus naturel, alors, qu’il ait conservé par devers lui les souvenirs du succès remporté à cette occasion ?

En 1786, Wolfgang était marié et avait des enfants. Et quoique sa virtuosité l’ait rendu célèbre dans les cercles musicaux, les commandes étaient difficiles à obtenir et il fut probablement le seul grand musicien de son temps qui n’eût ni protecteur puissant ni revenu régulier. 
En 1786, l’occasion lui fut offerte d’aller en Angleterre, où il lui serait possible d’affermir sa position et de gagner l’argent dont il avait un si pressant besoin. Mozart écrivit à son père lui demandant de se charger de ses deux enfants, pendant que lui et sa femme iraient en Angleterre. Léopold refusa catégoriquement. Il n’avait jamais approuvé le mariage de son fils et n’avait aucune envie de s’occuper de ses enfants, même durant quelques mois. Ce refus de son père contraignit Wolfgang à abandonner son projet de voyage en Angleterre et il en résulta un certain froid entre père et fils. Léopold devait d’ailleurs mourir quelques mois plus tard.
Il est fort possible que Léopold, à ce moment, ait rendu la montre à son fils, peut-être avec d’autres souvenirs des premiers triomphes de Wolfgang. Dans ce cas, la date de son retour aurait pu être gravée â l’intérieur de la montre à la demande soit de Léopold, soit de Wolfgang. Toutefois, il n’est fait aucune mention de la montre dans la correspondance entre père et fils durant cette période.
Il se pourrait aussi que la montre lui ait été rendue lors de son mariage, qui avait eu lieu quelques années plus tôt, et que le père avait désapprouvé.
Cette montre joaillerie demeura sans aucun doute en la possession du jeune Mozart durant quelques années au moins. Puis – et rien ne permet de déterminer à quelle date – il la vendit à un de ses amis, un certain Josef Strobl, boutiquier à Môdling, près de Vienne.
Mozart se rendait souvent à Mödling en compagnie de ses amis Emmanuel Schikaneder et Aloïs Blumauer. 
Schikaneder était un personnage connu mais un peu particulier que Mozart avait rencontré à Salzbourg une dizaine d’années plus tôt. Il était maintenant directeur d’un petit théâtre des environs de la ville, « Das Theater auf der Wieden ». C’est lui qui avait écrit le livret, que Mozart avait mis en musique, de l’opéra aujourd’hui si connu : « La flûte enchantée ». 
L’association de Schikaneder et de Mozart provenait en premier lieu du fait que tous deux étaient francs-maçons. Le troisième membre du petit clan était Blumauer, ancien jésuite devenu franc-maçon, à ce moment rédacteur de la « Wien Realzeitung ». Strobl en était l’intellectuel bel esprit, et le quatuor se retrouvait souvent autour d’une bouteille de bon vin.

On ne possède à l’heure actuelle aucune indication de la raison pour laquelle Mozart vendit cette montre précieuse. Aucune mention de cette vente n’est faite dans sa correspondance. Il se peut qu’il ait été obligé de s’en dessaisir afin de payer une de ses nombreuses dettes. C’est la période de solitude extrême et constante de Mozart, période de dépression mentale et de misère. Durant une partie de ce temps, sa femme était à Baden avec une autre grossesse difficile et il avait sans doute besoin d’argent pour la faire soigner. Il était constamment tourmenté par la crainte de la mort, crainte accrue encore par le défaut d’une situation stable et des dettes toujours croissantes.
Quelle qu’en ait été la raison, Mozart vendit la montre à Strobl.

Le boutiquier de campagne la conserva précieusement toute sa vie et spécifia dans son testament que la montre devait toujours demeurer dans la famille. Ses enfants respectèrent son désir, mais en 1855 un petit fils vendit la montre à Julius Hall, de Stahlberg. L’année suivante, elle fut vendue à nouveau, cette fois à un commerçant en objets d’art de Budapest, Josef Wagner. Deux ans plus tard, le 26 avril 1858, elle fut achetée à Wagner par Ignaz Pfeffer, propriétaire des « Dianabades » de la place François-Joseph, à Budapest, qui l’ajouta à sa déjà remarquable collection de montres et pendules. Elle demeura dans la collection Pfeffer jusqu’à la mort de celui-ci en 1892. Aux termes d’un codicille à son testament, daté du 1er juin 1881, Pfeffer léguait la montre et les papiers s’y rapportant à l’« Internationale Stiftung Mozarteum » de Salzbourg. Le codicille spécifiait que la montre et les papiers devaient être remis au Mozarteum par ses enfants eux mêmes. En conséquence, le 14 août 1892, les trois enfants de Pfeffer, accompagnés de l’exécuteur testamentaire de l’héritage Pfeffer, firent le voyage de Budapest à Salzbourg et présentèrent les pièces en personne.
Au cours de la deuxième guerre mondiale, la montre de Mozart et d’autres trésors du Mozarteum furent mis dans des caisses et rangés à l’abri dans le Salzbergwerk Hallein. Les caisses étaient bien à l’abri des bombardements, mais non d’autres malheurs. Au cours de l’été de 1945 elles furent ouvertes et diverses pièces de valeur furent volées. Au nombre de ces pièces se trouvait une bague en or sertie d’une opaline qui avait appartenu à Mozart, un relief en cire de Leonhard Posch, plusieurs registres généalogiques se rapportant à Mozart, et la montre Lépine.

Depuis sa disparition il y a douze ans, aucune trace n’a été trouvée de cette montre et une pièce de valeur de notre patrimoine musical a disparu. Le conseiller Bruno Hantsch, président du Mozarteum, a le ferme espoir qu’un jour la montre sera restituée à son propriétaire légitime, le Mozarteum. 
La montre de Mozart appartient non à un collectionneur isolé, mais au monde de la musique. L’auteur de ces lignes émet le vœu que le détenteur actuel de cette montre lise ces lignes et, en ayant compris la signification historique, retourne la montre au Mozarteum.