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Une des pendules à automates et à fonctions astronomiques les plus célèbres du monde est celle « du Berger » ou « del Pastor » comme on l’appelle à Madrid.

C’est dans cette ville en effet que son auteur, Pierre Jaquet-Droz, accompagné de son beau-père Abram-Louis Sandoz-Gendre, l’apporta en 1758 dans sa voiture depuis La Chaux-de-Fonds. 
Ce voyage est resté célèbre en pays neuchâtelois, bien que, pour l’époque, il ne fût point exceptionnel. Il est vrai que ce n’était pas chose aisée de transporter une telle pendule de grand luxe aux complications extrêmes, avec cinq autres non moins fragiles, à une telle distance.

Après plusieurs auteurs, nous avons résumé diverses fois ce voyage qu’ont détaillé en particulier Ch. Perregaux et F. Louis Perrot. 
M. Ed. Gélis, qui s’était rendu â Madrid exprès pour étudier ce chef-d’œuvre en vue de sa description dans Le Monde des automates, déclara qu’il s’agissait de la pendule la plus compliquée qu’il eût jamais rencontrée, et nous pensons que c’est bien le cas : « Aujourd’hui, malheureusement, écrivait-il, elle ne donne plus que l’heure ; toutes les autres fonctions, bien qu’ayant leurs organes au complet, sont depuis longtemps en complète inaction. »

MM. Perregaux et Perrot se montraient beaucoup plus pessimistes : « Le Berger existe encore, disaient-ils, mais il n’est plus que l’ombre de lui-même : corps sans vie. 
L’intérieur est dans un piteux état et ne sera probablement jamais réparé. »

Or voici qu’en l’an de grâce 1954 le Berger a repris toutes ses fonctions, est de nouveau plein de vie comme au temps de sa naissance il y a exactement deux siècles, et cela grâce â l’initiative des Conservateurs du « Museo Nacional » (ancien Palais royal de Madrid) qui n’ont pas craint d’assumer cette responsabilité, et surtout â la grande habileté d’un horloger espagnol, M. Antonio Faraldos.

Le roi d’Espagne avait accepté qu’on vînt lui présenter ces pendules, sur la recommandation de Lord Keith, grand seigneur écossais que le roi de Prusse, Frédéric II, avait nommé gouverneur de Neuchâtel.

Elles lui furent présentées, et après qu’il les eût fait jouer « plus de cent fois », il les acquit toutes pour la somme considérable de 2000 pistoles d’or, ce qui récompensa largement l’artiste de ses peines. 
Et, dés lors, le Berger devint un des plus précieux ornements de la salle Gasparini du palais où elle est toujours placée.

C’est une grande pendule de style Louis XV ornée de bronzes massifs ciselés et de marqueterie. Nous pensons bien faire en reproduisant â son sujet la plus ancienne description qui existe : celle du banneret Osterwald, dans sa fameuse Description des Montagnes neuchâteloises, et qu’il écrivit sans aucun doute sous la dictée même de Pierre Jaquet-Droz, dont il visita l’atelier un peu avant 1764 : « Il a vendu au feu roi d’Espagne, pour 450 louis, une pendule qui exécute tout ce qui est possible en ce genre. Elle indique les heures, les minutes et les secondes, sonne les heures et répète heures, quarts et demi-quarts»

Au centre du cadran, on voit l’équation, un quantième annuel du jour qui s’accorde avec la durée de chaque mois, un quantième de lune, les signes du zodiaque qui paraissent au moment où le soleil paraît, les quatre saisons de l’année, un cadran solaire artificiel par une ombre apparente qui marque les heures selon les mêmes irrégularités que les autres cadrans de cette espèce.

Au-dessus de ce centre commun se voit une voûte céleste, où les étoiles paraissent et disparaissent au même instant que dans le ciel. Le soleil et la lune y ont leur cours selon le système de Ptolémée. Le soleil décline selon les saisons, la lune a ses phases et, malgré ses diverses positions, elle paraît toujours éclairée du côté opposé au soleil. Ce même ciel se couvre en même temps de pluie de nuages artificiels qui disparaissent au moment où le ciel devient serein. »

Après l’heure sonnée, on entend un carillon de six airs dont une partie est jouée en écho. 
Une dame assise est placée sur un balcon, tenant un livre â la main, accompagne par ses mouvements la mesure de l’air que l’on joue ; elle approche le livre de ses yeux qui suivent la musique, elle prend irrégulièrement en plusieurs fois une prise de tabac et elle fait une révérence avec grâce â celui qui ouvre la glace de la pendule.

Après le carillon, un serin artificiel siffle six airs avec les mouvements naturels du bec, du jabot et du corps entier. Il est perché sur le poing d’un amour qui, par ses gestes, semble admirer son oiseau. 
Le jeu de ce dernier fini, un berger automate organisé, joue plusieurs airs de sa flûte, exprimant les coups de langue et les cadences.

Pendant ce temps-là, deux amours se balancent selon la mesure de l’air que joue le berger. Quoique leurs mouvements se fassent circulairement, leur attitude est toujours perpendiculaire, et pour finir leur jeu, l’un d’eux se renverse pour emporter l’équilibre, et se tournant du côté des spectateurs, il montre son ami du doigt comme pour se moquer de sa légèreté. »

A côté de ce berger flûteur est un mouton paissant qui a le bêlement naturel et tout auprès un chien qui flatte son maître par divers mouvements. Il garde un panier plein de fruits, si quelqu’un emporte une pomme, aussitôt le chien aboie et ne cesse point qu’on ne l’ait remise â sa place. » … Toutes les parties de cette pièce peuvent se développer sans peine séparément. » Telle est cette fameuse pendule qui a fait l’admiration de la Cour d’Espagne, en présence de qui M. Jaquet-Droz fit exécuter tous ces différents jeux, avec le plus grand succès. »

Combien d’années Pierre Jaquet-Droz utilisa-t-il pour confectionner la pendule du Berger ? Les indications trouvées â ce sujet sont très rares. Pourtant Mlle P. Junqueras nous a envoyé la copie de deux signatures qui ont été relevées sur le mouvement et que nous reproduisons (fig. 2). Il s’agit de collaborateurs, J. Constans et Pierre Sandoz, tous deux à La Chaux-de-Fonds, la première signature étant accompagnée de la date de 1753, précédant de cinq ans le voyage en Espagne.

D’autre part, nous avons trouvé la preuve d’un voyage que fit à Paris Pierre Jaquet-Droz, cette même année 1753. Sans doute en rapporta-t-il la boîte (ou « cabinet ») de cette pendule, car on ne savait pas encore à ce moment-là travailler aux Montagnes la marqueterie et les bronzes, du moins pour des pièces de cette envergure. 
Un écrit postérieur raconte que le jeune homme (il n’avait encore que vingt-neuf ans) avait acquis dans la capitale française « la perfection pour la main d’œuvre et les connaissances nécessaires ». 
1753 était précisément l’année où il échangea des vues fort intéressantes avec Ferdinand Berthoud, son compatriote établi à Paris, ce qui correspond au magnifique essor que prirent les ateliers Jaquet-Droz à La Chaux-de-Fonds.

Description du mécanisme

Nous pouvons distinguer dans ce mécanisme deux parties principales : a) les Automates, b) la partie horaire et astronomique (fig. 3).

L’analyse du fonctionnement des différents organes sera grandement facilitée par l’ingénieux schéma (fig. 4) dessiné par M. A. Faraldos.

Les automates (personnages et animaux) se meuvent ou se font entendre chaque heure. Après le dernier coup de l’heure, un carillon à neuf clochettes joue un des airs qu’il comporte (fig. 3) ; ils changent automatiquement ou à volonté. On peut aussi les faire jouer fort ou doucement par le déplacement d’un étouffoir dont la commande est placée dans une fenêtre pratiquée entre les deux balcons. Les deux mots « Fort » et « Doux » sont gravés sur la plaquette, indiquant la position à donner au levier de commande (fig. 5).

Pendant le jeu du carillon, la dame au balcon bat la mesure des deux bras et se penche en avant. La musique s’arrête et c’est alors que l’amour du balcon de gauche et son oiseau s’animent. L’oiseau siffle un des six airs préparés, il ouvre le bec, bouge la queue et bat des ailes, tandis qu’il se tourne en tous sens. Son chant est produit par une serinette â neuf flûtes (on l’aperçoit au bas de la figure 3). 
A plusieurs reprises, le petit amour se retourne vers son oiseau.

A la fin de ce concert, les automates de la partie supérieure entrent en action (fig. 6).

Au début, les deux amours se balancent et il semble vraiment qu’ils agissent d’eux-mêmes tellement les mouvements des corps, des têtes et des bras sont bien imités (fig. 7). Pendant ce temps, le Berger joue du chalumeau, â l’instar du flûteur de Vaucanson. 
Ce jeu n’est pas un artifice, mais il est vraiment produit par l’automate qui souffle dans un véritable instrument, les mouvements des doigts donnant les différentes notes. Nous examinerons avec plus de détails ce mécanisme en décrivant son fonctionnement.

Indépendamment de ces jolies scènes et toutes liées les unes aux autres, deux des automates exécutent sur commande des mouvements divers. Premièrement, la dame du balcon fait une révérence au visiteur qui la regarde. 
Ce geste a été rendu possible grâce â un mécanisme spécial que le guide déclenche discrètement en touchant â peine un levier caché sous les ornements. De plus, si l’on demande à ce visiteur de se servir d’un des fruits du panier placé sous la garde du chien, celui-ci se met à aboyer ; mais ces cris et ses mouvements cessent dés que l’objet est remis en place.

Suivons maintenant sur le schéma tracé par M. Faraldos (fig. 4) la chaîne cinématique des opérations successives.

Sur l’axe de la roue de compte (fig. 3 et fig. 4 du groupe 1), se trouve une autre roue à douze dents taillées à intervalles irréguliers, de façon que la position de chacune d’elles corresponde à la fin du bossage des heures.

Un levier A s’appuie sur cette roue ; il est soulevé au dernier coup de chaque heure et, par l’intermédiaire d’une tige, il libère le rouage de la dame au balcon (groupe 2, fig. 4) et fig. 3 de la partie centrale. 
Le rouleau de ce mécanisme porte vers la gauche deux rangées de pointes plantées suivant le rythme de la mélodie, elles agissent sur les deux leviers (m et n) qui manœuvrent les bras. 
Une came D détermine les positions du corps de la dame. 
La partie de droite du cylindre actionne les leviers des marteaux qui frappent sur les cloches. La roue dentée fixée sur l’arbre du tambour porte une goupille U qui, après un tour complet, pousse le levier R. Celui-ci libère le rouage du groupe 3 (fig. 4) et la partie inférieure de la fig. 3. 
Alors le rouage 2 s’arrête. Ce groupe 3 est celui de l’amour à l’oiseau du balcon (fig. 5). Le schéma montre clairement comment les mouvements du personnage et de l’oiseau sont obtenus. 
Le chant de l’oiseau est produit par une serinette à 9 flûtes (fig. 3). Deux soufflets manœuvrés par un vilebrequin fournissent à la serinette l’air légèrement comprimé.

Comme précédemment, l’arrêt de ce mécanisme, après un tour complet du rouleau, provoque le départ du groupe suivant (4). C’est le levier G qui se charge de ce rôle. L’organe principal (fig. 4 et 8) est l’arbre à cames avec le rouleau pointé. Les goupilles de la partie centrale commandent les doigts du berger. Trois doigts de la main droite sont mobiles ainsi que le majeur de la main gauche. En se soulevant, ils ouvrent les trous du chalumeau. L’air comprimé par le soufflet antérieur, dirigé par le tuyau T, passe par une soupape placée dans la gorge du musicien. 
Son jeu, dirigé par le cinquième levier du rouleau pointé, permet d’insuffler l’air à la pression voulue dans le bec de l’instrument, et c’est ainsi que sont produites les notes de la mélodie.

En même temps, le chien est animé par les deux leviers I et J qui s’appuient sur des cames appropriées. Le mouvement de la queue est en relation avec le déplacement latéral de la tête. 
A gauche du rouleau, des plaquettes vissées agissent sur la bascule N qui pousse à son tour l’axe X de la balançoire. Un ressort de rappel est tendu contre la vis de réglage T. 
Les deux gâchettes P et P’ s’appuient sur un plan ; elles commandent la position du corps des deux amours, de telle façon que ceux-ci se penchent alternativement en avant, donnant ainsi l’illusion du mouvement provoqué par les bambins eux-mêmes. 
Les têtes de ces petits personnages sont également mobiles étant commandées chacune par leur tirette respective, c et d, qui s’appuient sur des cames. Les fils de manœuvre sont dissimulés dans l’axe de la balançoire.

Aussitôt que le berger cesse de jouer, le mouton pousse un long bêlement. 
Un excentrique E, fixé contre la base du rouleau, soulève lentement un levier qui ouvre peu à peu le soufflet postérieur. Celui-ci se remplit d’air et se ferme brusquement aussitôt que le chalumeau cesse de se faire entendre. Sa réserve d’air est chassée dans le tuyau à anche Y. Sa soupape est maintenue par un contrepoids W, fixé à l’extrémité d’un ressort très flexible qui oscille sur lui-même, entraînant la soupape dans ce mouvement, ce qui provoque le trémolo caractéristique du bêlement du mouton ; le mouvement de ses mâchoires complète l’illusion.

Passons maintenant à la description de l’horloge proprement dite. Son cadran s’harmonise parfaitement avec l’extérieur somptueux de la pendule. Celle-ci comporte un jeu astronomique très curieux dont les mécanismes sont plus soignés encore que ceux des automates, et c’est là qu’on peut reconnaître tout l’art du maître horloger.

C’est naturellement le pendule mû par la fourchette, l’échappement à palettes et son rouage moteur qui régularisent toutes les fonctions.

La figure 3 présente la roue de compte de la sonnerie normale des heures et, à droite, le mécanisme de la répétition qui frappe les heures sur un timbre et les quarts sur deux autres timbres.

La partie astronomique est merveilleuse. En considérant la pendule de face, nous voyons au centre du cadran une série de guichets de formes diverses, disposés symétriquement. On peut y lire le quantième, le mois, les signes du zodiaque, la saison de l’année, l’heure du lever et du coucher du soleil. Dans l’un des guichets sont placés deux cadrans en émail. Sur le premier se lit l’équation du temps (différence entre le temps vrai et le temps moyen) et sur le second, la pression barométrique.

Les saisons sont représentées par de jolies allégories : le printemps par une corbeille de fleurs, l’été par des gerbes de blé, l’automne par des grappes de raisin et l’hiver par un brasero (fig. 10).

Sur le fond du cadran, un hémisphère concave figure le ciel ; il est émaillé en bleu, avec de petits nuages blancs (fig. 10) ; mais le cadran n’en laisse voir que la moitié supérieure. Au lever du jour, le soleil apparaît à gauche ; il s’élève peu à peu au-dessus de l’horizon pour culminer à midi. Il est constitué par une magnifique topaze entourée de rayons dorés. 
La culmination du soleil correspond toujours à l’époque de l’année calculée pour la latitude moyenne de la Suisse. Le soleil poursuit sa course et se couche à l’ouest à la fin du jour. C’est alors, ô merveille ! qu’apparaissent les étoiles ; elles sont faites de pierres fines avec leurs reflets et leurs feux donnant presque la sensation de la réalité. La lune est une petite sphère en argent, un hémisphère étant brillant tandis que l’autre est bleu, se confondant avec l’azur du ciel. 
Elle suit exactement les mouvements de l’astre réel en présentant les mêmes phases et tourne sur elle-même en 29 jours et demi. 
De même que le soleil, elle parcourt le ciel ; puis les étoiles disparaissent au petit matin.

Telle est cette pendule vraiment extraordinaire qui, dans le meilleur esprit du XVIIIe siècle, présentait en son esthétique un peu compliquée, mais d’un art incontestable, les complications les plus inattendues : celles pittoresques des automates, des dispositifs musicaux et les fonctions astronomiques les plus subtiles dont une horloge de ces dimensions pouvait alors être revêtue.