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Automatique… ou non automatique ?

En général, on est bon vendeur de naissance, mais il est aussi possible de le devenir. Certaines qualités doivent être naturelles, mais d’autres peuvent être cultivées. Ce qui importe le plus, pour un vendeur, c’est de comprendre son client. En d’autres termes, il doit y avoir entre eux non seulement accord et sympathie, mais aussi d’un côté, une anticipation intelligente.
Le vendeur doit posséder « l’intuition psychologique », ce qui n’est qu’une autre façon de dire la même chose. Le client doit avoir le sentiment que le vendeur est « avec lui », qu’il est là pour l’aider à utiliser son argent, prêt à le conseiller et à répondre à ses questions avec cette compétence qui le qualifie pour sa tâche. Les premières impressions sont souvent les plus importantes.
Combien de vendeurs se rendent compte que le ton et l’expression de leurs premières paroles de salutation peuvent être déterminantes dans la vente ?

Combien de clients ont été irrités dès le début – peut-être inconsciemment, mais non moins réellement – par un accueil indifférent. Il ne suffit pas d’être poli, il faut quelque chose de plus. A l’instant même où le client pénètre dans le magasin, il doit avoir le sentiment qu’il est le bienvenu, qu’il est important, et tout doit être mis en œuvre pour le seconder pendant qu’il fait son choix. Tout ceci – quoi qu’on en pense – peut être exprimé par la manière dont on salue le client. Certaines personnes le font instinctivement et naturellement, d’autres doivent apprendre à le faire.
C’est le premier pas dans l’art de la vente, mais le plus important, peut-être.

Vendre une montre automatique n’est pas aussi facile que voudrait nous le faire croire la publicité. Je ne parle évidemment pas du genre de client qui entre et déclare : « Je veux l’une de ces nouvelles montres automatiques, laquelle recommandez-vous ? » C’est trop facile.
Mais savoir discerner s’il faut vendre une montre automatique de préférence à une montre à remontage classique, et vice versa, être à même de saisir le caractère du client, instinctivement et intuitivement, et pouvoir le convaincre lorsque la vente est conclue qu’il a fait le choix le plus sage entre les deux types de mouvement, n’est pas aussi facile qu’il semble.

L’autre jour, j’ai eu deux clients différents.
A l’un, le matin, j’ai vendu une montre automatique ; au second, l’après-midi, j’ai délibérément choisi de vendre une montre à remontage classique de préférence à une automatique.
Le client du matin était vague, vague sur tous les points sauf sur le fait qu’il voulait une bonne montre. Des brumes de son esprit cette idée unique émergeait clairement avec la solitude majestueuse d’une haute muraille. Il portait des vêtements coûteux et de bonne qualité, mais ils paraissaient avoir été jetés sur lui. Il s’exprimait avec distinction, mais n’avait pas la moindre idée de ce qui fait marcher une montre. Il disposait en lignes parallèles les montres que je lui présentais et lorsque j’en prenais une en main et la posais à nouveau, il la replaçait méticuleusement en ligne avec les autres. Et pourtant, posant son chapeau sur le comptoir, il couvrit le sac d’une dame, puis lui aida à le chercher avec une sympathie distraite… et plaça soigneusement son parapluie de façon à faire trébucher un autre client.

Je le jaugeai d’un seul coup d’œil et décidai de lui présenter des montres automatiques. Je ne lui laissai que le choix de la marque

Il désirait une bonne montre, et il était évidemment de condition aisée ; il pouvait donc s’offrir une automatique. Il était assez pédant pour être exigeant, et même fanatique, en ce qui concerne la précision. Et puis, il était distrait et oublieux. Il oublierait certainement une fois sur deux de remonter sa montre.
Pour la même raison il lui fallait un échappement protégé contre les chocs et un boîtier étanche. En fait, il n’avait encore jamais entendu parler de montres automatiques, mais il crut implicitement tout ce que je lui dis. Il est déjà revenu trois fois pour me remercier.
La première fois, c’était parce qu’il était reconnaissant. La seconde, parce qu’il avait oublié qu’il était déjà venu, et la troisième parce qu’il passait devant le magasin et eut le désir de venir m’exprimer son appréciation.

Le client de l’après-midi était accompagné de sa femme. Il avait l’air prospère et semblait devoir posséder une articulation normale, mais en fait il éprouvait les plus grandes difficultés à me dire combien il pensait dépenser et même quel genre de montre avait sa préférence.

A toutes mes questions il répondait par un grognement énigmatique et un geste impérieux de la main signifiant que le plus vite j’aurais fini de lui faire perdre son temps et produirais des montres, mieux cela vaudrait pour tous deux. Je dus commencer par le commencement.

Sa femme, toutefois, se révéla une auxiliaire précieuse et grâce à elle j’avançai rapidement.
Bientôt j’avais sur le comptoir une demi-douzaine de montres acier de qualité supérieure. Il écouta ce que je lui dis. Il grogna. Son visage demeura impassible.
Sa femme lui demanda si celle que je venais de recommander lui plaisait. Il grogna.
J’allais justement lui faire voir un des mouvements, espérant éveiller son enthousiasme, lorsqu’il cessa de grogner et se mit à parler.

  • Et ces nouvelles montres automatiques… devrais-je en prendre une ? Qu’en pensez-vous ? – Pourrions-nous en voir quelques-unes, pour nous aider à nous décider ? ajouta sa femme.

J’allai donc chercher des montres automatiques. Je ne savais pas le moins du monde s’il en désirait réellement une et s’il paierait la différence de prix, ou s’il continuait simplement à être original. Je devais décider soit d’en recommander une et chercher à la vendre, soit d’essayer de conclure la vente telle que je l’avais commencée. J’avais pourtant l’impression que je perdrais mon temps en cherchant à éveiller son intérêt pour une montre automatique. Peut-être était-ce la façon dont il avait demandé à les voir. Peut-être était-ce son attitude indifférente et presque apathique, je ne sais. Mais il avait demandé à les voir, et s’il s’y intéressait, c’était à moi de lui en vendre une.
J’ôtai le fond et lui fis voir le mouvement.

  • Dans une montre automatique, lui dis-je, il y a une pièce supplémentaire, le poids oscillant, ou rotor, grâce auquel les mouvements du bras remontent le ressort moteur… Ils paraissaient tous deux très intéressés. – Mais comment cela se fait-il ? demanda l’homme, ce qui était une question parfaitement intelligente.
  • Le rotor engrène avec une série de roues intermédiaires… vous les voyez ici… et ici. Le système de remontage proprement dit diffère d’une marque à l’autre, mais le principe est toujours le même. Ce rotor fait un tour de 360°, mais il ne remonte le ressort que dans un seul sens. Voyez ce ressort de cliquet, fixé au flanc du rotor. Durant le remontage, l’extrémité engrène avec les dents de ce pignon, qui est relié aux roues intermédiaires. S’il tourne dans l’autre sens, l’extrémité du ressort de cliquet est conçue de telle façon qu’il passe par-dessus les dents du pignon sans le remonter. Sur quelques modèles le rotor actionne une came qui remonte une dent d’une roue intermédiaire à chaque mouvement.
  • Je vois. Maintenant, comment ces montres se présentent-elles par rapport aux autres ? quels en sont les avantages et les désavantages ?

C’était là la grande question.
La façon dont j’y répondrais allait déterminer le genre de montre qu’il achèterait.
Si mon intuition était juste, et si je prônais la montre automatique, il n’en achèterait probablement aucune, car il serait embrouillé par ce que je lui dirais, après ce que je lui avais déjà dit au sujet des autres montres.
Si je louais la montre classique, et qu’il désire vraiment une automatique, il s’en irait ailleurs et écouterait un autre vendeur lui dire ce qu’il désirait entendre. Je respirai profondément et commençai, cherchant ma voie tout en parlant.

  • Eh bien, Monsieur, il y a l’un et l’autre. Les désavantages… évidemment vous devez payer le mécanisme supplémentaire. Ensuite, avec un mouvement plus compliqué, il y a davantage de risques d’arrêt. Et finalement, les réparations et les nettoyages sont un peu plus coûteux. Par contre, côté avantages, vous avez l’assurance d’une plus haute précision, le ressort moteur étant toujours tendu au maximum. Vous avez aussi l’agrément de porter une montre qui fonctionne constamment et sûrement sans demander la moindre attention et sans que vous deviez penser à la remonter..

J’en étais là lorsque sa femme m’interrompit

  • Mais tu sais, Henri, combien tu aimes remonter ta montre chaque soir…

Sa remarque fut comme une lumière soudaine dans un lieu obscur.

  • Bien entendu, Monsieur, si je puis me permettre de vous le dire : à moins que vous ne désiriez vraiment ce mécanisme automatique, il n’y a pas de raison de payer un prix plus élevé pour l’avoir. La différence de précision que j’ai mentionnée n’est après tout que de l’ordre de quelques secondes par jour dans des montres de cette qualité…
    « Voici la montre qui vous plaisait tout à l’heure. Comparons la dimension du balancier et de l’échappement avec ceux de la montre automatique. Il est évident que le mouvement de l’automatique est nécessairement plus petit afin de faire place au mécanisme de remontage…
    « Lorsque nous aurons réglé cette montre à votre poignet, vous serez étonné de sa précision…
    « Il y a encore autre chose, Monsieur… Cette montre possède un mouvement de haute qualité. Pour obtenir la même qualité avec remontage automatique, vous devrez payer une somme nettement plus élevée. Et si j’ai bien compris que vous désirez mettre environ 20.-, je me permets de vous recommander la qualité la meilleure que vous puissiez obtenir à ce prix, plutôt qu’un mouvement meilleur marché avec remontage automatique… »

Ensuite, ce fut facile. Mais j’avais eu de la chance. Sa femme et moi devions avoir des « atomes crochus »…

Par Pierre AUDEMARS