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Si nous connaissons à peu près certainement le nom de l’inventeur du téléphone, de la dynamo, du découvreur des rayons X, de l’auteur de la formule de l’attraction universelle, nous sommes complètement ignorants du nom de l’inventeur d’une quantité d’objets courants ou de manipulations qui nous sont devenues usuelles. Qui a inventé le marteau, la hache, la scie, le parapluie ? Qui a imaginé la cuisson du pain, la torréfaction du café, les opérations banales du paysan et de l’artisan ? Il s’agit là d’inventions très anciennes de sorte qu’il n’est pas question de consulter des textes pour essayer de résoudre le problème. Le nom d’un inventeur ou simplement d’un homme célèbre peut se transmettre oralement ou mieux, donner naissance à un mot nouveau qui survivra à bien des générations, à un mot tel que marivaudage, ripaille, silhouette, guillotine, poubelle.

Même si nous restons dans les époques récentes, il n’est pas toujours facile de découvrir le nom de l’inventeur d’un objet d’usage courant. Les textes « historiques » relatent des faits mémorables : guerres, traités, généalogies de princes, révolutions, etc., et quand ils mentionnent d’autres matières, ce n’est qu’en passant, et rarement pour signaler la naissance d’un objet ou d’un procédé. Les objets d’usage courant ne sont généralement mentionnés que dans certains documents tels que lettres particulières, relevés de comptes, factures, inventaires, testaments, etc.
Certains objets furent inventés simultanément ou presque, à différents endroits ; à un certain moment, le besoin d’un de ces objets s’est fait si fortement sentir que l’invention, rendue possible par l’état des connaissances et de la technique, est venue comme de soi.

Le cas de la montre

Il n’est pas possible aujourd’hui de dire, avec certitude, qui fut l’inventeur de la montre. Or, il ne s’agit pas d’un objet préhistorique mais d’un objet récent dont nous pouvons dire qu’il est apparu au cours du XVe siècle (il n’y a pas longtemps, on affirmait que la première montre date du début du XVIe siècle). Cette invention, qui n’est vieille que de cinq siècles, ne passa pas inaperçue car elle intéressa des individus riches ou instruits, aux relations multiples. Comment un objet si frappant n’a-t-il pas impressionné au point de mettre en relief le nom de son créateur ?
Y a-t-il un inventeur de la montre ? Cette question peut être posée car la montre n’est pas un instrument original ; elle n’est pas une création spontanée ; elle dérive naturellement de l’horloge mécanique qui, peu à peu, diminue de volume, passant de l’horloge de tour à l’horloge d’appartement, puis à partir de l’invention du ressort moteur, à l’horloge de table. Cette dernière est déplaçable sans que le transport arrête son mouvement. Comme son nom l’indique, il ne s’agit pas d’un objet lourd et encombrant.
Les premiers horlogers furent des serruriers, des armuriers, des orfèvres, c’est-à-dire des artisans parmi lesquels certains, curieux de nature, n’avaient pas peur d’entreprendre un travail nouveau, inédit, exigeant une intelligence et une habileté manuelle sortant de l’ordinaire. Nous savons que les constructeurs de montres ne se laissent pas effrayer par les obstacles ; bien plus, ils recherchent souvent la difficulté et au besoin la créent; d’où les montres de plus en plus petites, de plus en plus plates, toujours plus compliquées. C’est en quelque sorte, un sport inhérent à la profession. On ne peut pas douter que les horloges de table soient, peu à peu, devenues plus petites par suite d’une émulation entre les horlogers dont chacun tenait à montrer ses capacités.
Et ainsi l’horloge de table devint si petite qu’elle finit par pouvoir être portée au cou ou dans une bourse ; la montre était née.

Définition de la montre

A partir de quel moment l’horloge de table peut-elle être désignée par le terme « montre » ? Sans doute, dès l’instant où son poids et son volume sont si réduits qu’on peut les porter commodément sur soi ; elles furent d’abord portées en pendentif puis dans une bourse attachée à la ceinture, plus tard dans la poche et maintenant au poignet. Ces très petites horloges ont un nom spécial en français : montres et en anglais : watches, tandis qu’en italien et en allemand on se sert d’expressions composées : orologio tascabile, Taschenuhr, Armbanduhr.
Le terme français vient du verbe « montrer » ; la montre était, anciennement, le cadran (qui montre l’heure) ; ainsi on trouve dans le Littré cette phrase : « les horloges dans les églises avaient des montres dedans et dehors ».
L’emploi du mot « montre » pour désigner les très petites horloges, s’est introduit peu à peu : au XVIIIe siècle, on parlait encore couramment de « montre marine » ou « montre à longitude », termes que nous avons remplacés par celui de « chronomètre de marine ». Aujourd’hui encore on parle de montres pour torpilleurs, de montres d’automobiles qui ne sont pas destinées à être portées dans la poche ou au bras d’un individu. Ces considérations ne sont pas inutiles à celui qui, consultant des textes allemands ou italiens, a parfois quelque difficulté de savoir si les expressions « orologio » ou « Uhr » désignent une horloge ou une montre.

L’inventeur de la montre

On lit souvent que l’inventeur de la montre de poche (Taschenuhr) est un horloger de Nuremberg du nom de Peter Hele ou Henlein qui construisit la première montre au début du XVIe siècle (vers 1510). Cependant des doutes furent émis. Dans les discussions de priorité au sujet des inventions ou des découvertes, on fait, un peu trop souvent, appel à des considérations « nationalistes », qui ne contribuent pas à éclaircir le problème. N’est-ce pas parfois le cas dans les discussions au sujet de l’invention de la montre ?

Nous recommandons vivement la lecture attentive du petit ouvrage de Enrico Morpurgo : L’origine dell’orologio tascabile (Edition : La Clessidra, Rome, 1954). Le texte italien est intégralement traduit en français sous le titre : L’origine de la montre de poche. Ce petit livre intelligemment illustré est de nature à intéresser les horlogers curieux de l’histoire de leur profession.
D’après M. Morpurgo, des horloges portatives – c’est-à-dire des montres – sont apparues en Italie au cours du XVe siècle sous la forme de tambourins ou de petites boîtes à parfum de forme à peu près sphérique pour lesquelles l’auteur emploie le terme de « civette ».
Une telle affirmation doit être prouvée ; les témoins peuvent être de plusieurs sortes des contemporains ou des objets, ici des montres.
L’auteur cite à la barre Comino da Pontevico, architecte, chapelain, employé à la cour, évêque et horloger à Mantoue qui, en 1482, dans une lettre au margrave de Mantoue décrit un « horologio » avec ressort et fusée et parle des maîtres qui fabriquent des horloges sans poids construites de la même façon. Il résulte de cette lettre que les horloges sans poids étaient bien connues à Mantoue à cette époque.
Cette date de 1482 est précieuse aussi parce qu’elle atteste la présence de la fusée. Il semble que Mantoue a eu, au XVe siècle, un certain nombre d’ateliers où se fabriquaient sans doute des horloges de tour ou d’appartement.
En 1462, Bartolomeo Manfredi, mathématicien, astronome et horloger, écrit au margrave Louis Gonzague : « … Je communique ensuite à Votre Seigneurie que je lui ai parlé et que j’ai obtenu des indications sûres au sujet de la petite montre (arloietto) semblable à celle du duc de Modène ; je me propose de l’arranger comme je l’exposerai à votre Seigneurie… ». Morpurgo traduit « arloietto » par « petite montre », ce qui nous semble bien risqué ; ne vaudrait-il pas mieux dire : petite horloge. Mais alors on ne saurait pas s’il s’agit d’une horloge de table ou d’une montre. D’où le danger de se servir de mots rigoureusement définis !

Traduire un texte d’une langue dans une autre, est un travail plein d’embûches et le « traduttore, traditore » est hélas aussi vrai aujourd’hui qu’hier. Ainsi, la lettre du 21 décembre 1478 de la marquise Marguerite de Mantoue à son mari contient le terme « hologio » que le traducteur, bien audacieux me semble-t-il, rend par « montre ». D’après le texte, il s’agit d’une horloge déplaçable, sinon portative. Un doute reste dans l’esprit du lecteur : l’auteur, M. Morpurgo a beau certifier que « orologetto » ou « orlogino » ne peuvent désigner que des montres (des horloges qu’on porte sur soi) et non de petites horloges de table ou de petites horloges murales, il eût été très important d’apporter une preuve de cette affirmation. Cette preuve est sans doute difficile à fournir puisque, faute de définitions rigoureuses, les termes prêtent à confusion. Et non seulement les termes mais aussi la manière de s’exprimer. Ainsi M. Fallet trouve dans le compte des dépenses faites en 1481 par le roi Louis XI, le passage suivant : « A Jean de Paris, orlogeur pour orloge où il y a un cadran et sonne les heures, garnie de tout ce qui lui appartient, laquelle le Roy a fait prandre de luy pour porter avec luy par tous les lieux où il yra ». Porter avec lui signifie-t-il « porter sur lui » ? C’est possible, mais il pourrait aussi être question d’une horloge de table (semblable à une pendulette de voyage) facilement transportable parce que légère, de petites dimensions et marchant même pendant le transport.
Peut-on appeler montre une pendulette de voyage ? On sait depuis longtemps que les discussions seraient combien facilitées si chacun prenait la peine de définir les mots qu’il utilise. M. Morpurgo cite encore une lettre du 23 septembre 1479 dans laquelle il est question d’une « orologio » que le marquis de ‘Mantoue portait avec lui (che aveva portato con sè). Toutes ces références laissent planer un doute ; aussi l’auteur, affirmant que l’expression « orologio da portare addosso » (horloge que l’on porte sur soi) est due à Panciroli qui, le premier, l’utilise en 1590, a-t-il hâte de quitter ce terrain mouvant et d’en chercher un plus solide : « maintenant, il nous faut renoncer à toute hésitation pour nous engager sur des chemins nouveaux ».

Ces chemins nouveaux sont des témoignages d’un autre genre. D’abord un tableau du XVe siècle, celui d’André del Verrocchio (1436-1483) : L’Ange et Tobie, dans lequel l’Ange tient, entre le pouce et l’index de la main droite, un objet en forme de petite boîte ronde qui semble avoir une aiguille ; le diamètre de la boîte est plus petit que la longueur de l’index. Cette boîte pourrait être une montre ou une boussole ; la position de l’aiguille en dehors de la boîte parle en faveur d’une montre. Le tableau représente l’ange Raphaël conduisant le jeune Tobie pressé de revoir et de rassurer son père. Cette hâte est manifeste : dans le livre de Tobie nous trouvons les textes suivants «Car tu sais toi-même que mon père compte les jours et que si je tarde un jour de plus, son âme sera dans la tristesse ». (Le jeune Tobie à l’ange). Plus loin : « Je sais que mon père et ma mère comptent les jours et que leur esprit se tourmente au-dedans d’eux ». Le tableau représente les deux voyageurs sur le chemin du retour au moment où l’ange dit à Tobie : « Tobie, mon frère, tu sais en quel état tu as laissé ton père. Si donc tu le trouves bon, prenons les devants et que tes serviteurs suivent à petites journées, avec ta femme et tes troupeaux ». Et, montrant la montre au jeune Tobie, l’ange veut lui faire comprendre qu’il est temps de se hâter.
La montre de l’Ange Raphaël ressemble à une des rares montres primitives parvenues jusqu’à nous ; il s’agit d’un tambourin faisant partie de la collection Lamberti; c’est une boîte ronde de 58 mm de diamètre et de 42 mm de hauteur destinée à être portée en pendentif. La boîte est en bronze, le mouvement primitif en fer se composait d’un balancier-foliot, d’un rouage en fer, d’un ressort contenu dans un barillet et d’une fusée. Il n’y avait qu’une aiguille se déplaçant sur un cadran à double tour d’heures, de I à XII et de 13 à 24. Le mouvement a subi, au cours des âges, bien des transformations : on y a ajouté un spiral ce qui laisse supposer que la pièce a été utilisée au moins jusque vers la fin du XVIIe siècle.
M. Morpurgo apporte encore d’autres témoignages avant de tirer la conclusion que, bien avant Henlein, les horlogers italiens fabriquaient des horloges que l’on pouvait porter sur soi. Proclamer Henlein « der Erfinder der Taschenuhr » paraît bien présomptueux surtout si l’on pense que l’habitude de porter ta montre dans la poche n’est venue qu’au cours du XVIIe siècle.
On peut, d’après M. Morpurgo, admettre que l’horloge de table (à ressort). en diminuant de poids et de volume, a pu être insérée dans une boîte à parfum de forme à peu près sphérique, puis dans une petite boîte ronde d’abord sans couvercle, puis avec un couvercle, mais sans charnière, puis avec charnière ; le couvercle était muni de trous permettant la lecture de l’heure. Boîte à parfum ou tambourin pouvaient être portés au cou ou dans une bourse accrochée à la ceinture.

L’ouvrage de M. Morpurgo mérite d’être signalé spécialement aux horlogers : l’auteur ressuscite la discussion au sujet de l’inventeur de la montre ; il apporte des documents de valeur indéniable. Résoud-il la question ? Non et il n’en a pas la prétention. Il prouve que des horlogers italiens ont construit des montres dans la seconde moitié du XVe siècle, donc bien avant Henlein. Mais il ne prétend pas que les premières montres furent construites en Italie. Cette attitude objective est très sympathique et digne d’un véritable historien.
Ceux que la question intéresse mais qui n’ont ni le temps, ni les moyens de faire des recherches dans les musées, dans les collections privées ou dans les archives, seront bien reconnaissants à l’historien de l’horlogerie qui se donnera la peine de faire connaître les objets des XVe et XVIe siècles disséminés dans les musées et les collections et qui méritent le nom de montre d’après la définition donnée plus haut ou d’après une autre définition si l’on en trouve une meilleure. Ce n’est pas une petite tâche car il est parfois difficile de déterminer l’âge d’une petite horloge ou d’une montre qui ont été modifiées par des propriétaires soucieux d’augmenter la précision de ces objets en y incorporant les perfectionnements les plus récents.
Il nous semble que des connaisseurs de l’horlogerie tels que MM. Morpurgo, Chapuis, Fallet et bien d’autres, pourraient établir cette liste des horloges portatives très anciennes. Il sera alors peut-être possible d’attribuer à un pays, sinon à un individu, le mérite de l’invention de la montre.