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Nicolas FATIO (1664 – 1753)
L’anneau de Saturne aux…pivots des montres

Par un bel après-midi de l’été de 1680, sur la terrasse du château de Duillier, un frêle adolescent en culotte de velours et jabot de dentelle s’escrime avec une longue-vue et une série d’instruments au moyen desquels il s’est mis en tête de mesurer la hauteur du Mont-Blanc… Il s’appelle Nicolas Fatio.

Né à Bâle en 1664, mesurer, calculer, c’est à cela que dès son plus jeune âge il a passé le plus clair de ses loisirs de jeune aristocrate. Il faut dire qu’il fait preuve de dons exceptionnels doublés d’une curiosité insatiable pour tout ce qui touche aux mathématiques, de la géométrie à l’astronomie, de l’optique au calcul infinitésimal… et d’un sens pratique qui annonce l’homme de science moderne. Tour à tour ce sont les verres de télescopes qui l’intéressent — il perfectionnera les procédés employés à l’époque pour leur fabrication — les roues dentées auxquelles il consacre ses travaux, l’anneau de Saturne qui le préoccupe. A 18 ans, il envoie au célèbre Cassini un mémoire sur le « Calcul de la distance de la Terre au Soleil» et sur l’anneau de Saturne. Une correspondance s’ensuivit dont il ressort que l’astronome français tenait le jeune géomètre genevois en grande estime… Ce que d’ailleurs semble-t-il, il faisait aussi lui-même; la modestie ne sera pas sa qualité dominante. Ne va-t-il pas jusqu’à revendiquer l’honneur de la découverte du calcul infinitésimal ? En fait, il avait découvert certains principes du calcul des fluxions, mais de là à s’attribuer ce qui appartenait à Newton…

En Angleterre où Nicolas Fatio se fixe dès 1687, il devient presque immédiatement, âgé de 24 ans seulement, membre de la Société royale de Londres. Deux ans plus tard, il est reçu par le roi et il participe de plus en plus activement aux controverses entre savants et mathématiciens — notamment Leibniz, Newton, Huygens, les Bernouilli — qui avaient coutume à l’époque de se poser les uns aux autres tel ou tel problème auquel ils fournissaient chacun une solution. Ainsi, par exemple, quant à « la meilleure forme à donner aux carènes des navires », Fatio proposa successivement deux formules. La première était plutôt compliquée, la seconde, plus simple et plus élégante, parut en 1701 dans les « Acta Eruditorum ».

Comment il vint à l’horlogerie? Il est permis de supposer que, huguenot en Angleterre, Fatio était en contact avec les nombreux réfugiés qui affluèrent dans ce pays comme en Suisse après la Révocation de l’dit dÉe Nantes, car on sait qu’il fut un réformé militant. Il y aurait peut-être une intéressante étude à faire sur les convictions religieuses de Fatio qui, pour un peu, aurait pu devenir, toutes proportions gardées s’entend, une sorte de Pascal protestant.

Or, parmi ces gens que l’intolérance religieuse obligeait à fuir la France, il y avait de nombreux horlogers. Par ailleurs, épris de sciences exactes comme il l’était, Fatio devait tout naturellement s’attacher aux problèmes de la mesure du temps, donc en pratique, à augmenter la précision des montres. Ces circonstances, mais surtout le trait de génie qu’il eut dans ce domaine expliquent comment et pourquoi il s’associa avec les frères de Baufre, horlogers français émigrés à Londres.

Trait de génie, incontestablement, car Fatio avait compris que, si méticuleusement que fussent construites les montres, le frottement des pivots sur les coussinets serait une cause automatique d’usure rapide, partant de déréglement et d’inexactitude aussi longtemps qu’on emploierait pour la fabrication de ces pièces maîtresses du laiton, comme on le faisait généralement à l’époque, de l’argent, de l’or ou tout autre métal dont le degré de dureté était insuffisant. Fatio eut donc l’idée de percer des rubis, beaucoup plus durs et mieux polis pour en faire les coussinets… Il avait éliminé l’un des principaux handicaps de la précision horlogère et d’un seul coup, avec moins d’usure, l’emploi de balanciers beaucoup plus lourds devenait possible sans augmentation de la force motrice.

Fatio avait tout conçu lui-même, de l’idée de base jusqu’aux procédés de travail et de perçage des pierres pour la mise en application de son invention. Pourtant l’accueil de la corporation des horlogers anglais peut tout au plus être considéré comme un hommage à rebours. C’est que — le mémoire que la Clockmakers Company adressa au Parlement pour que celui-ci refuse de prolonger au-delà d’une année le brevet d’exclusivité que Fatio avait déposé le 1 er mai 1704 en fait foi — ils ne voulaient pas permettre à trois étrangers de tirer profit en Angleterre d’une invention… qu’ils devaient d’ailleurs se hâter d’appliquer. Tout au moins, certains membres de la corporation le firent et l’Angleterre réussit même à conserver le secret de l’innovation de Fatio pendant près d’un siècle.
En 1771, Pierre Le Roy déclarait: « Si dans la montre numéro 4 de John Harrison et même dans toutes les montres d’Angleterre faites avec soin, les pivots du régulateur et des dernières roues tournent dans des rubis percés, nous n’avons point en France l’art d’exécuter de semblables rubis. »

L’attitude des associations corporatives des maîtres horlogers du Royaume-Uni peut évidemment paraître assez singulière. Elle atteste sinon une mauvaise foi qui ne leur fait pas honneur, un manque de discernement qui ne leur en fait guère plus. En effet, l’argument principal dont ils firent état contre Fatio, celui qui devait emporter la décision négative du Parlement, fut que Fatio n’avait rien inventé du tout puisqu’une montre empierrée existait déjà. La montre en question, construite par un certain Huggenberg, ne présentait en fait aucun empierrage. Seule une petite pièce de verre de couleur, fixée dans une rondelle d’argent et logée dans le coq y avait été mise et cela de toute évidence non pas dans le but d’en améliorer le fonctionnement, mais simplement à titre d’ornement. Hélas, aux yeux de ces messieurs du Parlement. ces nuances étaient des subtilités techniques sans importance. Du reste, on avait tout fait pour qu’elles fussent considérées comme telles…
Triste histoire au fond que celle des avatars de Fatio sur le terrain commercial et l’on conçoit que le savant eut plus d’une raison de dépit.

Aujourd’hui, plus personne ne conteste l’importance de l’invention de Nicolas Fatio. D’ailleurs il y aurait, dans toutes les montres du monde, un certain nombre de millions de rubis pour la démontrer si besoin était. Mais, comme certains grands peintres, Fatio dut attendre d’être mort pour faire reconnaître son génie.