11 min 2 ans 3212

« Comment l’horlogerie suisse s’est tiré deux balles dans le pied. »
Vouloir rehausser le niveau du Swiss Made, le faire passer de 50 à 80 pourcent –pour les montres mécaniques–, ça partait d’un bon sentiment. Du point de vue de la FH, la Fédération Horlogère Suisse, l’instance suprême de la corporation, c’était même un noble combat, légitime. En fait c’était une fausse bonne idée, tout simplement.

Première balle: autogoal et dégâts d’image 
En toute logique, l’ouverture d’un tel chantier ne pouvait pas passer inaperçue et s’est donc retrouvée en Suisse et ailleurs dans les journaux grand public. Qui ont, faut-il le rappeler, des lecteurs lambda, des vous et des moi avant que le virus horloger ne les atteigne. Leur réaction, que même un mauvais conseiller en communication aurait pu prévoir, fut de dire : «Ah bon, quand j’achète une montre Swiss Made, elle n’est pas 100% suisse?» Première balle dans le pied, un autogoal que notre petit milieu, qui vit en autarcie informative et intellectuelle, n’avait pas prévu, en toute bonne foi, en toute naïveté. Pourtant, en matière de consommation, les exemples sont multiples: comme cette boisson «pur jus» dont on s’aperçoit, en décortiquant l’étiquette obligatoire, que le goût du fruit est dû à quelque dérivé d’acide et que le «pur» n’est en fait qu’un mini-pourcentage de concentré de pulpe. Bref, des deux côtés, on s’est fait avoir: du côté du public, le sentiment d’avoir été berné et de découvrir enfin le pot aux roses, du côté de la branche, un méga dégât d’image dont les conséquences sont que, même en Suisse, on commence à lorgner du côté des horlogeries non helvétiques.

Au passage, on a découvert, même sans lire entre les lignes, que le mode de scrutin au sein de la FH, ne pouvait techniquement pas refléter l’unanimité au sens où le plus grand nombre le comprend. En effet, et c’est logique pour une corporation professionnelle dont la finance d’adhésion est proportionnellement liée au chiffre d’affaires, certaines voix ont plus de poids que d’autres. Ainsi, à l’issue de son Assemblée Générale de juin 2007, l’idée de la révision du Swiss Made est officiellement lancée, puisque votée. On trouvait dans le rang des pour, les groupes Richemont, Swatch et la maison Rolex. En d’autres termes, des sociétés qui n’avaient rien à perdre, soit parce qu’elles situent leur production déjà au-delà de la barre des 50%, soit parce qu’elles disposent d’un outil industriel suffisamment puissant pour être en mesure de rivaliser avec les coûts étrangers même dans le segment d’une fabrication de grandes volumes.

Ensemble, ces trois mastodontes pesèrent lourd face à la multitude d’acteurs moins grands, qui s’accommodaient d’une teneur ensuissitude moins importante, d’autant qu’ils ne disposaient pas de leur propre outil de production et qu’ils avaient peu ou prou le statut d’assembleurs. Pourtant, leurs désapprobations, qui auraient pu se muer en polémique, ne se sont pas trop fait entendre à l’exception du boss de Mondaine, monté presque seul au créneau. La raison en est simple. Difficile de contrer ouvertement celui qui vous nourrit en mouvements, à savoir via ETA, le Swatch Group. A l’heure où tous les animaux s’abreuvent au même marigot, verrait-on le singe se dresser contre le lion? En coulisses, il est certain que des freins ont été rongés, des murmures ravalés, des révoltes mort-nées. Et aujourd’hui, au su du résultat de la révision, des mains que se frottent de satisfaction.

Deuxième balle, perdue d’avance
Dans la pratique, le débat ayant été agréé par la corporation, la FH, le chantier d’un swiss made renforcé a donc été officiellement ouvert. Cela signifie qu’il a atterri sous la Coupole, à Berne, aux mains des hommes et des femmes politiques, à l’échelon de la Confédération. Car toute révision d’une inscription figurant dans la Constitution –c’est le cas du Swiss Made sous la forme d’une Ordonnance datant du 23 décembre 1971 (cf. http://www.admin.ch/ch/f/rs/2/232.119.fr.pdf)– ne peut qu’emprunter cette voie. Il n’y en a pas d’autres. A ce niveau, premier écueil: la Suisse est un état fédéral composé d’une réunion de cantons. Or, géographiquement, l’horlogerie est romande, tout au moins issue des zones francophones. Elle est donc de facto minoritaire, quelles que puissent être son importance en terme d’exportations et d’emplois ainsi que sa puissance en terme d’image pour le pays. En d’autres termes, allez convaincre un urbain zurichois ou un agraire argovien, que les beautés mécaniques d’un garde-temps fabriqué en Suisse, sont gorgées de dimensions patrimoniales… Pour la plupart des décideurs donc, la chose n’était pas courue d’avance.

Quant aux politiciens qui nous gouvernent, ils se trouvèrent bien embarrassés. La mesure revendiquée par le secteur horloger s’inscrivait en porte-à-faux avec les accords signés en 1972 avec l’Union européenne et même l’OMC, en matière de libre circulation des marchandises. Autrement dit, un Swiss Made plus fort était carrément euro-incompatible et ne pouvait que fâcher nos voisins. Qui d’ailleurs n’ont pas tardé à se manifester en 2007, via le CPHE, alias le Comité Permanent de l’Horlogerie Européenne et son redoutable Président Jean-Louis Burdet. Puis, toujours en 2007, par la voix d’Ulrich Trautmann, de la Direction générale des relations extérieures de la Commission européenne qui se targuait d’un lapidaire et sans appel: «Une limitation de l’accord de libre-échange entre la Suisse et l’Union européenne n’est pas autorisée.»

Troc confédéral
Contexte oblige, la seule victoire possible, de la part d’un Conseil Fédéral qui aurait été tout entier acquis à la cause horlogère, était celle du troc. Du genre, l’Europe qui aurait dit à la Suisse: «J’accède à ta demande, que je comprends mais qui est totalement contraire à ce qui a été convenu entre nous, si tu lâches du lest sur tel autre dossier.» Bref, entre le moment de l’ouverture du chantier, en 2007, et son arrivée jusqu’au Conseil Fédéral, il y a eu, du point de vue de la souveraineté de la Suisse et outre les changements de personnes, bien des combats à mener et bien des attaques à contrer. Au point que la défense de la chose horlogère, fût-elle légitime, n’avait aucune raison d’apparaître comme prioritaire.

Alors on a opté pour le compromis. Et hop, on a accédé à la demande du secteur horloger tout en la revoyant considérablement à la baisse. Résultat des courses, de 50, on passe à 60, au lieu des 80 escomptés. Des peanuts, de la cosmétique! Le plus agaçant de l’histoire, c’est que c’était à prévoir. En Suisse, tout embryon de politologue, sait qu’il faut compter une bonne dizaine d’années entre l’ouverture d’un chantier et l’inscription dans la Constitution d’une modification. Et qu’au fil de ces dix ans, bien des choses peuvent survenir, remettant en question sans cesse l’objet et l’objectif. Hélas, l’horlogerie, en aspirant à cette réforme, ne s’est pas dotée, à l’exception du Président de la FH, Jean-Daniel Pasche, habitué des arcanes fédérales, de personnalités rompues à l’exercice politique.

Commentaires: Lobby et terroirs.
Il serait temps que la branche horlogère suisse se dote d’un lobby puissant. Le contexte politique suisse rend évidente la justification d’un tel investissement, d’autant que le secteur, s’il acceptait de se départir quelque peu de ses pulsions individualistes, en a les moyens. Un lobbyiste patenté, qui défendrait à l’année les intérêts d’une horlogerie suisse déterminée à considérer son sol comme l’endroit privilégié et historiquement légitime pour y fabriquer des montres de précision. Certes, c’est déjà en partie la mission de la FH, mais elle a définitivement besoin de renforts.

Dans un contexte d’une globalisation qui réduit la marge de manœuvre des particularismes, la défaite de la révision du Swiss Made va inexorablement mener à la multiplication des labels, à l’apparition des AOC –Appellations d’Origine Contrôlée– qui se poseront naturellement en seule réponse valable à la différentiation des produits à haute valeur ajoutée suisse. Une appartenance qui se conjugue déjà sur le registre des terroirs.  Ceux qui auront déjà misé sur cette corde sensible risquent donc d’avoir une longueur d’avance.

{*} Chronique sur le même thème paru dans le magazine JSH-Journal Suisse de l’Horlogerie (encarté dans Heure Suisse N°114, parution le 28 septembre lors de la 14ème journée d’Etude de la SSC – Société Suisse de Chronométrie.

Par Joël A. Grandjean /TàG Press +41