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Omega, fondée au milieu du XIXe siècle, est aujourd’hui une des marques horlogères les plus connues au monde. Sa trajectoire est à jamais liée à la famille Brandt dont les ancêtres furent à l’origine du développement d’un des fleurons économiques de la ville de Bienne. C’est pourtant dans les Montagnes neuchâteloises que remonte les premières années d’activités de la société.

Du comptoir à la manufacture
En 1848, Louis-Brandt (1825-1879) ouvrait son premier comptoir d’horlogerie à La Chaux-de-Fonds. Les débuts furent difficiles et l’essentiel du travail était réalisé par des ouvriers à domicile, que ce soit pour l’assemblage ou le remontage. Après la mort du fondateur, en 1879, ses deux fils, répondant à l’appel de la Municipalité de Bienne, transférèrent l’affaire familiale sur les bords de la Suze. Bénéficiant bientôt d’une source d’énergie plus abondante, Louis-Paul (1854-1903) et César Brandt (1858-1903) entreprirent de développer leurs affaires qui, à la faveur de la première révolution industrielle, se basait dès lors sur un système mécanisé.

En conséquence et en quelques années seulement, trois innovations étaient mises au point par la marque. Dès 1885, les frères Brandt lancèrent le « ¾ platine Labrador ». Puis, ce fut au tour de la première montre-bracelet à répétition minute, en 1892. Enfin, dès 1894, César Brandt de retour d’un voyage en Amérique du Nord, conçut le calibre Omega 19 lignes qui sera à la base du remontage en parties brisées, ouvrant la voie de l’interchangeabilité.

Forts de ces avancées, les frères Brandt investissaient dans la protection de l’enseigne, par son inscription internationale en 1894. Une année plus tard, la manufacture Omega se spécialisait dans la fabrication de montres à ancre, transférant la majorité de la fabrication de montres à cylindre à une nouvelle société, La Générale SA, alors que l’approvisionnement privilégié en boîtes était assuré par la société La Centrale SA. Le succès fut au rendez-vous. Omega remportait plusieurs prix d’excellence, que ce soit aux expositions universelles, internationales ou nationales de la fin du XIXe siècle.

Parallèlement, la deuxième génération achevait de transformer la manufacture en société en nom collectif (1891), puis en société anonyme (1903), permettant de répondre aux besoins de financement croissants. Le début du XXe siècle marquait finalement un tournant pour l’entreprise, puisque la jeune « SA Louis Brandt & Frère – Omega Watch Co. » perdait ses deux directeurs emblématiques à quelques mois d’intervalle, laissant le champ libre aux nombreux représentants de la troisième génération.

La dynastie Brandt (1825-2007)

De la manufacture à la holding

A la faveur d’une direction commerciale renouvelée, d’une assise financière plus large et de la conjoncture positive des années de guerre, le site passa de 537 ouvriers en 1900 à plus 1’100 personnes en 1920, pour une production annuelle avoisinant 480’000 pièces, peu après la fin de la Première guerre mondiale.

Durant l’entre-deux-guerres, le paysage horloger national se métamorphosa. Crises économiques à répétition, fondations des associations patronales horlogères (Fédération suisse des associations de fabricants d’horlogerie ; Union des branches annexes de l’horlogerie ; Association Groupement Roskopf), créations de cartels intersectoriels et interventions légales de la Confédération furent autant d’éléments qui eurent un impact sur la conduite de la marque.

En quelques années seulement, sous l’impulsion des cousins Paul-Emile, Adrien, Gustave et Ernest, l’établissement devint un acteur majeur du secteur. Grâce à une stratégie familiale fondée sur la multiplication des prises de participations et de cumul de mandats dans les conseils d’administrations et les syndicats patronaux, les « cousins Brandt » occupèrent les postes les plus importants et permirent à la manufacture de sauvegarder ses intérêts industriels, sur un marché en profonde mutation.

Sur le plan entrepreneurial tout d’abord, devant faire face aux retournements conjoncturels et à la réorganisation de l’ensemble de l’industrie horlogère suisse, la société biennoise entamait un mouvement de rapprochement avec sa consœur locloise, la manufacture Tissot Charles & Fils SA. Le processus de collaboration, fondé sur le principe de l’interchangeabilité, s’intensifia. Sous la direction de la troisième génération, on procéda à la mise en vente d’un des derniers calibres de poches en 1923, suivi, dès 1926, par la mise en série d’une montre bracelet (calibre 26.5) répondant ainsi à la nouvelle mode des consommateurs.

Au niveau financier, les deux manufactures firent progressivement cause commune, limitant les risques aux yeux de leurs banquiers respectifs. Ces derniers encouragèrent une nouvelle répartition des marchés : alors que Tissot se spécialisait dans la montre moyenne de qualité, son analogue seelandaise abandonnait graduellement les calibres inférieurs pour se recentrer sur les marchés supérieurs. Fières de leurs avantages respectifs, les deux entreprises planifièrent des campagnes communes de publicité, rationnalisèrent leurs filières d’approvisionnement et optimisèrent leurs canaux d’écoulement, par la nomination d’un revendeur commun et exclusif pour chaque pays.

Sous la violence de la crise économique des années 1930, les fiançailles débouchèrent sur le mariage des deux enseignes. Omega et Tissot fusionnèrent en 1930, donnant naissance à la Société suisse de l’industrie horlogère SA (SSIH), véritable contre-pouvoir au cartel et à sa puissante Société générale de l’horlogerie suisse SA (Asuag). Grâce à cette nouvelle collaboration, les deux entreprises parvinrent à préserver leurs intérêts vis-à-vis du cartel, que ce soit sur le plan entrepreneurial et individuel.

Au niveau de l’entreprise, Omega s’affranchit de l’hégémonie cartellaire sur le marché des spiraux (par une prise de participation dans la Société suisse des fabriques de spiraux SA – SSS SA) et des ébauches (en s’opposant à l’instauration d’un monopole de fabrication des ébauches par le trust Ebauches SA), tout en ayant un pied dans le conseil d’administration de l’autorité de surveillance du système (Fiduciaire horlogère suisse SA – Fidhor SA).

Au niveau individuel, la troisième génération parvient à tisser des relations nombreuses et variées. Du côté des descendants de Louis-Paul Brandt, Paul-Emile, fut tour à tour président du conseil d’administration (1903-1914) et administrateur délégué (1904-1954) d’Omega, ainsi que président, à de multiples reprises, de l’Association cantonale bernoise des fabricants d’horlogerie – ACBFH (1916-1918, 1922-1923, 1926-1929 et 1938-1941) et administrateur de la Société suisse de l’industrie horlogère (SSIH) pendant 24 ans (1930-1954) ! Complément parfait, son frère, Adrien, fut, quant à lui, à la tête de la fabrique biennoise pendant 49 ans : administrateur-délégué (1904-1955) et président du conseil d’administration (1914-1955). Impliqué dans les affaires locloise, il bénéficiait également de ses entrées aux conseils d’administration de la SSIH et de Tissot SA entre 1930 et 1955. Du côté des descendants de César Brandt, Gustave participait également aux succès commerciaux de la marque. Administrateur délégué entre 1904 et 1947, directeur général entre 1920 et 1924, puis directeur financier jusqu’en 1940, le troisième cousin intervint également dans les affaires de la holding (administrateur de la SSIH et membre du conseil d’administration de Tissot SA entre 1930-1947). Quant au plus jeune de tous, Ernest, il était intégré à la destinée de la manufacture en tant qu’administrateur délégué dès 1909, puis à celle de la structure supérieure en tant que membre du Conseil d’administration de la SSIH dès 1930. En définitive, le réseau familial trouvait son aboutissement en 1939, tant pour la manufacture que pour la holding.

D’une holding à l’autre

Les années d’après-guerre sont ambivalentes pour la marque, puisque le succès économique s’accompagnait d’une dépossession familiale. Sur le plan économique, l’évolution conjoncturelle était particulièrement favorable. Les économies européennes, dopées par les plans de reconstruction, retrouvèrent puis dépassèrent les chiffres de la fin des années 1920. Profitant de l’expansion commerciale, la société adopta une nouvelle raison sociale « Omega – Louis Brandt & Frère SA » et profita de son centenaire pour lancer une vaste campagne de presse internationale destinée à promouvoir des nouveaux produits qui depuis le temps, sont entrés dans l’histoire de l’horlogerie (Seamaster en 1948 ; chronomètre-bracelet Constellation en 1952). Parallèlement, la marque confirmait son positionnement sur les événements sportifs, tels les Jeux olympiques d’hiver et d’été.

Du côté dynastique par contre, ces formidables années d’expansion marquèrent progressivement la fin de l’empire familial. Malgré la présence de personnalités de la quatrième génération telles, Charles Brandt (administrateur délégué, directeur administratif et président de l’ACBFH entre 1956-1959 et 1964-1965) ou Roger Brandt (dernier représentant au conseil d’administration entre 1971 et 1981), les postes-clés de la société furent progressivement détenus par des individus extérieurs. Loin de constituer une exception dans l’univers horloger suisse, cette évolution est à mettre en regard avec la période de profondes turbulences qui s’ouvrait dès le début des années 1970. Les chocs pétroliers, la concurrence asiatique, la décartellisation de la branche, la redéfinition du rôle de l’Etat et les déséquilibres des changes furent autant de paramètres dont la simultanéité provoqua l’éclatement de la dernière grande crise horlogère.

Pour les dirigeants, il fallut redéfinir les priorités : abandon des acquisitions faites tous azimutes à la faveur de la conjoncture passée, internalisation des fournitures sous-traitées et renonciation aux gammes mécaniques. Toutefois, c’est au niveau structurel que les changements furent les plus profonds, avec la fusion, au début des années quatre-vingt, des deux plus grandes holdings horlogères au monde (SSIH et Asuag). Si cette opération permit de sauvegarder la marque, elle eut pour douloureux effet de faire perdre à l’entreprise son statut de manufacture, rompant, par la même occasion, avec plus de 150 ans de tradition.

Johann Boillat
Institut d’Histoire
Université de Neuchâtel